VI. – Pleurs dans la nuit
Je suis l’être incliné qui jette ce qu’ilpense ;
Qui demande à la nuit le secret dusilence ;
Dont la brume emplit l’œil ;
Dans une ombre sans fond mes parolesdescendent,
Et les choses sur qui tombent mes strophesrendent
Le son creux du cercueil.
Mon esprit, qui du doute a senti lapiqûre,
Habite, âpre songeur, la rêverie obscure
Aux flots plombés et bleus,
Lac hideux où l’horreur tord ses bras, pâlenymphe,
Et qui fait boire une eau morte comme lalymphe
Aux rochers scrofuleux.
Le Doute, fils bâtard de l’aïeule Sagesse,
Crie : – À quoi bon ? – devantl’éternelle largesse,
Nous fait tout oublier,
S’offre à nous, morne abri, dans nos marchessans nombre,
Nous dit : – Es-tu las ?Viens ! – et l’homme dort à l’ombre
De ce mancenillier.
L’effet pleure et sans cesse interroge lacause.
La création semble attendre quelque chose.
L’homme à l’homme est obscur.
Où donc commence l’âme ? où donc finit lavie ?
Nous voudrions, c’est là notre incurableenvie,
Voir par-dessus le mur.
Nous rampons, oiseaux pris sous le filet del’être ;
Libres et prisonniers, l’immuable pénètre
Toutes nos volontés ;
Captifs sous le réseau des chosesnécessaires,
Nous sentons se lier des fils à nosmisères
Dans les immensités.
Nous sommes au cachot ; la porte estinflexible ;
Mais, dans une main sombre, inconnue,invisible,
Qui passe par moment,
À travers l’ombre, espoir des âmessérieuses,
On entend le trousseau des clefsmystérieuses
Sonner confusément.
La vision de l’être emplit les yeux del’homme.
Un mariage obscur sans cesse se consomme
De l’ombre avec le jour ;
Ce monde, est-ce un éden tombé dans lagéhenne ?
Nous avons dans le cœur des ténèbres dehaine
Et des clartés d’amour.
La création n’a qu’une prunelle trouble.
L’être éternellement montre sa facedouble,
Mal et bien, glace et feu ;
L’homme sent à la fois, âme pure et chairsombre,
La morsure du ver de terre au fond del’ombre
Et le baiser de Dieu.
Mais à de certains jours, l’âme est comme uneveuve.
Nous entendons gémir les vivants dansl’épreuve.
Nous doutons, nous tremblons,
Pendant que l’aube épand ses lumièressacrées
Et que mai sur nos seuils mêle les fleursdorées
Avec les enfants blonds.
Qu’importe la lumière, et l’aurore, et lesastres,
Fleurs des chapiteaux bleus, diamants despilastres
Du profond firmament,
Et mai qui nous caresse, et l’enfant qui nouscharme,
Si tout n’est qu’un soupir, si tout n’estqu’une larme,
Si tout n’est qu’un moment !
Le sort nous use au jour, triste meule quitourne.
L’homme inquiet et vain croit marcher, ilséjourne ;
Il expire en créant.
Nous avons la seconde et nous rêvonsl’année ;
Et la dimension de notre destinée,
C’est poussière et néant.
L’abîme, où les soleils sont les égaux desmouches,
Nous tient ; nous n’entendons que dessanglots farouches
Ou des rires moqueurs ;
Vers la cible d’en haut qui dans l’azurs’élève,
Nous lançons nos projets, nos vœux, l’espoir,le rêve,
Ces flèches de nos cœurs.
Nous voulons durer, vivre, être éternels. Ôcendre !
Où donc est la fourmi qu’on appelleAlexandre ?
Où donc le ver César ?
En tombant sur nos fronts, la minute noustue.
Nous passons, noir essaim, foule de deuilvêtue,
Comme le bruit d’un char.
Nous montons à l’assaut du temps comme unearmée.
Sur nos groupes confus que voile la fumée
Des jours évanouis,
L’énorme éternité luit, splendide etstagnante ;
Le cadran, bouclier de l’heure rayonnante,
Nous terrasse éblouis !
À l’instant où l’on dit : Vivons !tout se déchire.
Les pleurs subitement descendent sur lerire.
Tête nue ! à genoux !
Tes fils sont morts, mon père est mort, leurmère est morte.
Ô deuil ! qui passe là ? C’est uncercueil qu’on porte.
À qui le portez-vous ?
Ils le portent à l’ombre, au silence, à laterre ;
Ils le portent au calme obscur, à l’aubeaustère,
À la brume sans bords,
Au mystère qui tord ses anneaux sous desvoiles,
Au serpent inconnu qui lèche les étoiles
Et qui baise les morts !
Ils le portent aux vers, au néant, àPeut-Être !
Car la plupart d’entre eux n’ont point vu lejour naître ;
Sceptiques et bornés,
La négation morne et la matière hostile,
Flambeaux d’aveuglement, troublent l’âmeinutile
De ces infortunés.
Pour eux le ciel ment, l’homme est un songe etcroit vivre ;
Ils ont beau feuilleter page à page lelivre,
Ils ne comprennent pas ;
Ils vivent en hochant la tête, et, dans levide.
L’écheveau ténébreux que le doute dévide
Se mêle sous leurs pas.
Pour eux l’âme naufrage avec le corps quisombre.
Leur rêve a les yeux creux et regarde del’ombre ;
Rien est le mot du sort ;
Et chacun d’eux, riant de la voûteétoilée,
Porte en son cœur, au lieu de l’espéranceailée,
Une tête de mort.
Sourds à l’hymne des bois, au sombre cri del’orgue,
Chacun d’eux est un champ plein de cendre, unemorgue
Où pendent des lambeaux,
Un cimetière où l’œil des frémissantspoëtes
Voit planer l’ironie et toutes seschouettes,
L’ombre et tous ses corbeaux.
Quand l’astre et le roseau leur disent :Il faut croire ;
Ils disent au jonc vert, à l’astre en sa nuitnoire :
Vous êtes insensés !
Quand l’arbre leur murmure à l’oreille :Il existe ;
Ces fous répondent : Non ! et, si lechêne insiste,
Ils lui disent : Assez !
Quelle nuit ! le semeur nié par lasemence !
L’univers n’est pour eux qu’une vastedémence,
Sans but et sans milieu ;
Leur âme, en agitant l’immensité profonde,
N’y sent même pas l’être, et dans le grelotmonde
N’entend pas sonner Dieu !
Le corbillard franchit le seuil ducimetière.
Le gai matin, qui rit à la nature entière,
Resplendit sur ce deuil ;
Tout être a son mystère où l’on sent l’âmeéclore,
Et l’offre à l’infini ; l’astre apportel’aurore,
Et l’homme le cercueil.
Le dedans de la fosse apparaît, tristecrèche.
Des pierres par endroits percent la terrefraîche ;
Et l’on entend le glas ;
Elles semblent s’ouvrir ainsi que despaupières,
Et le papillon blanc dit : « Qu’ontdonc fait ces pierres ? »
Et la fleur dit :« Hélas ! »
Est-ce que par hasard ces pierres sontpunies,
Dieu vivant, pour subir de tellesagonies ?
Ah ! ce que nous souffrons
N’est rien. – Plus bas que l’arbre en proieaux froides bises,
Sous cette forme horrible, est-ce que lesCambyses,
Est-ce que les Nérons,
Après avoir tenu les peuples dans leurserre,
Et crucifié l’homme au noir gibet misère,
Mis le monde en lambeaux,
Souillé l’âme, et changé, sous le vent desdésastres,
L’univers en charnier, et fait monter auxastres
La vapeur des tombeaux,
Après avoir passé joyeux dans la victoire,
Dans l’orgueil, et partout imprimé surl’histoire
Leurs ongles furieux,
Et, monstres qu’entrevoit l’homme en sesléthargies,
Après avoir sur terre été les effigies
Du mal mystérieux,
Après avoir peuplé les prisons élargies,
Et versé tant de meurtre aux vastes mersrougies,
Tant de morts, glaive au flanc,
Tant d’ombre, et de carnage, et d’horreursinconnues,
Que le soleil, le soir, hésitait dans lesnues
Devant ce bain sanglant !
Après avoir mordu le troupeau que Dieumène,
Et tourné tour à tour de la torturehumaine
L’atroce cabestan,
Et régné sous la pourpre et sous lelaticlave,
Et plié six mille ans Adam, le vieilesclave,
Sous le vieux roi Satan,
Est-ce que le chasseur Nemrod, Sforce lepâtre,
Est-ce que Messaline, est-ce queCléopâtre,
Caligula, Macrin,
Et les Achabs, par qui renaissaient lesSodomes,
Et Phalaris, qui fit du hurlement deshommes
La clameur de l’airain,
Est-ce que Charles Neuf, Constantin, LouisOnze,
Vitellius, la fange, et Busiris, lebronze,
Les Cyrus dévorants,
Les Égystes montrés du doigt par lesÉlectres,
Seraient dans cette nuit, d’hommes devenusspectres,
Et pierres de tyrans ?
Est-ce que ces cailloux, tout pénétrés decrimes,
Dans l’horreur étouffés, scellés dans lesabîmes,
Enviant l’ossement,
Sans air, sans mouvement, sans jour, sansyeux, sans bouche,
Entre l’herbe sinistre et le cercueilfarouche,
Vivraient affreusement ?
Est-ce que ce seraient des âmescondamnées,
Des maudits qui, pendant des millionsd’années,
Seuls avec le remords,
Au lieu de voir, des yeux de l’astresolitaire,
Sortir les rayons d’or, verraient les vers deterre
Sortir des yeux des morts ?
Homme et roche, exister, noir dans l’ombrevivante !
Songer, pétrifié dans sa propreépouvante !
Rêver l’éternité !
Dévorer ses fureurs, confusémentrugies !
Être pris, ouragan de crimes et d’orgies,
Dans l’immobilité !
Punition ! problème obscur !questions sombres !
Quoi ! ce caillou dirait : – J’aimis Thèbe en décombres !
J’ai vu Suse à genoux !
J’étais Bélus à Tyr ! j’étais Sylla dansRome ! –
Noire captivité des vieux démons del’homme !
Ô pierres, qu’êtes-vous ?
Qu’a fait ce bloc, béant dans la fosseinsalubre ?
Glacé du froid profond de la terrelugubre,
Informe et châtié,
Aveugle, même aux feux que la nuitréverbère,
Il pense et se souvient… – Quoi ! cen’est que Tibère !
Seigneur, ayez pitié !
Ce dur silex noyé dans la terre, âpre,fruste,
Couvert d’ombre, pendant que le ciel s’ouvreau juste
Qui s’y réfugia,
Jaloux du chien qui jappe et de l’âne quipasse,
Songe et dit : Je suis là ! – Dieuvivant, faites grâce !
Ce n’est que Borgia !
Ô Dieu bon, penchez-vous sur tous cesmisérables !
Sauvez ces submergés, aimez cesexécrables !
Ouvrez les soupiraux.
Au nom des innocents, Dieu, pardonnez auxcrimes.
Père, fermez l’enfer. Juge, au nom desvictimes,
Grâce pour les bourreaux !
De toutes parts s’élève un cri :Miséricorde !
Les peuples nus, liés, fouettés à coups decorde,
Lugubres travailleurs,
Voyant leur maître en proie aux châtimentssublimes,
Ont pitié du despote, et, saignant de sescrimes,
Pleurent de ses douleurs ;
Les pâles nations regardent dans legouffre,
Et ces grands suppliants, pour le tyran quisouffre,
T’implorent, Dieu jaloux ;
L’esclave mis en croix, l’opprimé sur laclaie,
Plaint le satrape au fond de l’abîme, et laplaie
Dit : Grâce pour les clous !
Dieu serein, regardez d’un regardsalutaire
Ces reclus ténébreux qu’emprisonne laterre
Pleine d’obscurs verrous,
Ces forçats dont le bagne est le dedans despierres,
Et levez, à la voix des justes en prières,
Ces effrayants écrous.
Père, prenez pitié du monstre et de laroche.
De tous les condamnés que le pardons’approche !
Jadis, rois des combats,
Ces bandits sur la terre ont fait unetempête ;
Étant montés plus haut dans l’horreur que labête,
Ils sont tombés plus bas.
Grâce pour eux ! clémence, espoir,pardon, refuge,
Au jonc qui fut un prince, au ver qui fut unjuge !
Le méchant, c’est le fou.
Dieu, rouvrez au maudit ! Dieu, relevezl’infâme !
Rendez à tous l’azur. Donnez au tigre uneâme,
Des ailes au caillou !
Mystère ! obsession de tout esprit quipense !
Échelle de la peine et de larécompense !
Nuit qui monte en clarté !
Sourire épanoui sur la tortureamère !
Vision du sépulcre ! êtes-vous lachimère,
Ou la réalité ?
La fosse, plaie au flanc de la terre, estouverte,
Et, béante, elle fait frissonner l’herbeverte
Et le buisson jauni ;
Elle est là, froide, calme, étroite,inanimée,
Et l’âme en voit sortir, ainsi qu’unefumée,
L’ombre de l’infini.
Et les oiseaux de l’air, qui, planant sur lescimes,
Volant sous tous les cieux, comparent lesabîmes
Dans les courses qu’ils font,
Songent au noir Vésuve, à l’Océan superbe,
Et disent, en voyant cette fosse dansl’herbe :
Voici le plus profond !
L’âme est partie, on rend le corps à lanature.
La vie a disparu sous cettecréature ;
Mort, où sont tes appuis ?
Le voilà hors du temps, de l’espace et dunombre.
On le descend avec une corde dans l’ombre
Comme un seau dans un puits.
Que voulez-vous puiser dans ce puitsformidable ?
Et pourquoi jetez-vous la sonde àl’insondable ?
Qu’y voulez-vous puiser ?
Est-ce l’adieu lointain et doux de ceux qu’onaime ?
Est-ce un regard ? hélas ! est-ce unsoupir suprême ?
Est-ce un dernier baiser ?
Qu’y voulez-vous puiser, vivants, essaimfrivole ?
Est-ce un frémissement du vide où touts’envole,
Un bruit, une clarté,
Une lettre du mot que Dieu seul peutécrire ?
Est-ce, pour le mêler à vos éclats derire,
Un peu d’éternité ?
Dans ce gouffre où la larve entr’ouvre son œilterne,
Dans cette épouvantable et livide citerne,
Abîme de douleurs,
Dans ce cratère obscur des muettesdemeures,
Que voulez-vous puiser, ô passants de peud’heures,
Hommes de peu de pleurs ?
Est-ce le secret sombre ? est-ce lafroide goutte
Qui, larme du néant, suinte de l’âprevoûte
Sans aube et sans flambeau ?
Est-ce quelque lueur effarée ethagarde ?
Est-ce le cri jeté par tout ce qui regarde
Derrière le tombeau ?
Vous ne puiserez rien. Les morts tombent. Lafosse
Les voit descendre, avec leur âme juste oufausse,
Leur nom, leurs pas, leur bruit.
Un jour, quand souffleront les célesteshaleines,
Dieu seul remontera toutes ces urnespleines
De l’éternelle nuit.
Et la terre, agitant la ronce à sasurface,
Dit : – L’homme est mort ; c’estbien ; que veut-on que j’en fasse ?
Pourquoi me le rend-on ? –
Terre ! fais-en des fleurs ! des lysque l’aube arrose !
De cette bouche aux dents béantes, fais larose
Entr’ouvrant son bouton !
Fais ruisseler ce sang dans tes sources d’eauxvives,
Et fais-le boire aux bœufs mugissants, tesconvives ;
Prends ces chairs en haillons ;
Fais de ces seins bleuis sortir desviolettes,
Et couvre de ces yeux que t’offrent lessquelettes
L’aile des papillons.
Fais avec tous ces morts une joyeuse vie.
Fais-en le fier torrent qui gronde et quidévie.
La mousse aux frais tapis !
Fais-en des rocs, des joncs, des fruits, desvignes mûres,
Des brises, des parfums, des bois pleins demurmures,
Des sillons pleins d’épis !
Fais-en des buissons verts, fais-en de grandesherbes !
Et qu’en ton sein profond d’où se lèvent lesgerbes,
À travers leur sommeil,
Les effroyables morts sans souffle et sansparoles
Se sentent frissonner dans toutes cescorolles
Qui tremblent au soleil !
La terre, sur la bière où le mort pâleécoute,
Tombe, et le nid gazouille, et, là-bas, sur laroute
Siffle le paysan ;
Et ces fils, ces amis que le regret amène,
N’attendent même pas que la fosse soitpleine
Pour dire : Allons-nous-en !
Le fossoyeur, payé par ces douleurshâtées,
Jette sur le cercueil la terre àpelletées.
Toi qui, dans ton linceul,
Rêvais le deuil sans fin, cette blanchecolombe,
Avec cet homme allant et venant sur tatombe,
Ô mort, te voilà seul !
Commencement de l’âpre et mornesolitude !
Tu ne changeras plus de lit nid’attitude ;
L’heure aux pas solennels
Ne sonne plus pour toi ; l’ombre te faitterrible ;
L’immobile suaire a sur ta forme horrible
Mis ses plis éternels.
Et puis le fossoyeur s’en va boire lafosse.
Il vient de voir des dents que la terredéchausse,
Il rit, il mange, il mord ;
Et prend, en murmurant des chansonshébétées,
Un verre dans ses mains à chaque instantheurtées
Aux choses de la mort.
Le soir vient ; l’horizon s’emplitd’inquiétude ;
L’herbe tremble et bruit comme unemultitude ;
Le fleuve blanc reluit ;
Le paysage obscur prend les veines desmarbres ;
Ces hydres que, le jour, on appelle desarbres,
Se tordent dans la nuit.
Le mort est seul. Il sent la nuit qui ledévore.
Quand naît le doux matin, tout l’azur del’aurore,
Tous ses rayons si beaux,
Tout l’amour des oiseaux et leurs chansonssans nombre,
Vont aux berceaux dorés ; et, la nuit,toute l’ombre
Aboutit aux tombeaux.
Il entend des soupirs dans les fossesvoisines ;
Il sent la chevelure affreuse des racines
Entrer dans son cercueil ;
Il est l’être vaincu dont s’empare lachose ;
Il sent un doigt obscur, sous sa paupièreclose,
Lui retirer son œil.
Il a froid ; car le soir, qui mêle à sonhaleine
Les ténèbres, l’horreur, le spectre et lephalène,
Glace ces durs grabats ;
Le cadavre, lié de bandelettes blanches,
Grelotte, et dans sa bière entend les quatreplanches
Qui lui parlent tout bas.
L’une dit : – Je fermais ton coffre-fort.– Et l’autre
Dit : – J’ai servi de porte au toit quifut le nôtre. –
L’autre dit : – Aux beaux jours,
La table où rit l’ivresse et que le vinencombre,
C’était moi. – L’autre dit : – J’étais lechevet sombre
Du lit de tes amours.
Allez, vivants ! riez, chantez ; lejour flamboie.
Laissez derrière vous, derrière votre joie
Sans nuage et sans pli,
Derrière la fanfare et le bal quis’élance,
Tous ces morts qu’enfouit dans la fossesilence
Le fossoyeur oubli !
Tous y viendront.
Assez ! et levez-vous de table.
Chacun prend à son tour la routeredoutable ;
Chacun sort en tremblant ;
Chantez, riez ; soyez heureux, soyezcélèbres ;
Chacun de vous sera bientôt dans lesténèbres
Le spectre au regard blanc.
La foule vous admire et l’azur vouséclaire ;
Vous êtes riche, grand, glorieux,populaire,
Puissant, fier, encensé ;
Vos licteurs, devant vous, graves, portent lahache ;
Et vous vous en irez sans que personnesache
Où vous avez passé.
Jeunes filles, hélas ! qui donc croit àl’aurore ?
Votre lèvre pâlit pendant qu’on danseencore
Dans le bal enchanté ;
Dans les lustres blêmis on voit grandir lecierge ;
La mort met sur vos fronts ce grand voile devierge
Qu’on nomme éternité.
Le conquérant, debout dans une aubeenflammée,
Penche, et voit s’en aller son épée enfumée ;
L’amante avec l’amant
Passe ; le berceau prend une voixsépulcrale ;
L’enfant rose devient larve horrible, et lerâle
Sort du vagissement.
Ce qu’ils disaient hier, le savent-ilseux-mêmes ?
Des chimères, des vœux, des cris, de vainsproblèmes !
Ô néant inouï !
Rien ne reste ; ils ont tout oublié dansla fuite
Des choses que Dieu pousse et qui courent sivite
Que l’homme est ébloui !
Ô promesses ! espoirs ! cherchez-lesdans l’espace.
La bouche qui promet est un oiseau quipasse.
Fou qui s’y confierait !
Les promesses s’en vont où va le vent desplaines,
Où vont les flots, où vont les obscureshaleines
Du soir dans la forêt !
Songe à la profondeur du néant où noussommes.
Quand tu seras couché sous la terre où leshommes
S’enfoncent pas à pas,
Tes enfants, épuisant les jours que Dieu leurcompte,
Seront dans la lumière ou seront dans lahonte ;
Tu ne le sauras pas !
Ce que vous rêvez tombe avec ce que vousfaites.
Voyez ces grands palais ; voyez ces charsde fêtes
Aux tournoyants essieux ;
Voyez ces longs fusils qui suivent lerivage ;
Voyez ces chevaux, noirs comme un héronsauvage
Qui vole sous les cieux,
Tout cela passera comme une voixchantante.
Pyramide, à tes pieds tu regardes latente,
Sous l’éclatant zénith ;
Tu l’entends frissonner au vent comme unevoile,
Chéops, et tu te sens, en la voyant detoile,
Fière d’être en granit ;
Et toi, tente, tu dis : Gloire à lapyramide !
Mais, un jour, hennissant comme un chevalnumide,
L’ouragan libyen
Soufflera sur ce sable où sont les tentesfrêles,
Et Chéops roulera pêle-mêle avec elles
En s’écriant : Eh bien !
Tu périras, malgré ton enceinte murée,
Et tu ne seras plus, ville, ô villesacrée,
Qu’un triste amas fumant,
Et ceux qui t’ont servie et ceux qui t’ontaimée
Frapperont leur poitrine en voyant lafumée
De ton embrasement.
Ils diront : – Ô douleur ! ôdeuil ! guerre civile !
Quelle ville a jamais égalé cetteville ?
Ses tours montaient dans l’air ;
Elle riait aux chants de sesprostituées ;
Elle faisait courir ainsi que des nuées
Ses vaisseaux sur la mer.
Ville ! où sont tes docteurs quit’enseignaient à lire ?
Tes dompteurs de lions qui jouaient de lalyre,
Tes lutteurs jamais las ?
Ville ! est-ce qu’un voleur, la nuit, t’adérobée ?
Où donc est Babylone ? Hélas ! elleest tombée !
Elle est tombée, hélas !
On n’entend plus chez toi le bruit que fait lameule.
Pas un marteau n’y frappe un clou. Te voilàseule.
Ville, où sont tes bouffons ?
Nul passant désormais ne montera tesrampes ;
Et l’on ne verra plus la lumière deslampes
Luire sous tes plafonds.
Brillez pour disparaître et montez pourdescendre.
Le grain de sable dit dans l’ombre au grain decendre :
Il faut tout engloutir.
Où donc est Thèbes ? dit Babylonepensive.
Thèbes demande : Où donc estNinive ? et Ninive
S’écrie : Où donc est Tyr ?
En laissant fuir les mots de sa langueprolixe,
L’homme s’agite et va, suivi par un œilfixe ;
Dieu n’ignore aucun toit ;
Tous les jours d’ici-bas ont des aubesfunèbres ;
Malheur à ceux qui font le mal dans lesténèbres
En disant : Qui nous voit ?
Tous tombent ; l’un au bout d’une courseinsensée,
L’autre à son premier pas ; l’homme sursa pensée,
La mère sur son nid ;
Et le porteur de sceptre et le joueur deflûte
S’en vont ; et rien ne dure ; et lepère qui lutte
Suit l’aïeul qui bénit.
Les races vont au but qu’ici-bas toutrévèle.
Quand l’ancienne commence à pâlir, lanouvelle
A déjà le même air ;
Dans l’éternité, gouffre où se vide latombe,
L’homme coule sans fin, sombre fleuve quitombe
Dans une sombre mer.
Tout escalier, que l’ombre ou la splendeur lecouvre,
Descend au tombeau calme, et toute portes’ouvre
Sur le dernier moment ;
Votre sépulcre emplit la maison où vousêtes ;
Et tout plafond, croisant ses poutres sur nostêtes,
Est fait d’écroulement.
Veillez, veillez ! Songez à ceux que vousperdîtes ;
Parlez moins haut, prenez garde à ce que vousdites,
Contemplez à genoux ;
L’aigle trépas du bout de l’aile nouseffleure ;
Et toute notre vie, en fuite heure parheure,
S’en va derrière nous.
Ô coups soudains ! départsvertigineux ! mystère !
Combien qui ne croyaient parler que pour laterre,
Front haut, cœur fier, bras fort,
Tout à coup, comme un mur subitements’écroule,
Au milieu d’une phrase adressée à lafoule,
Sont entrés dans la mort,
Et, sous l’immensité qui n’est qu’un œilsublime,
Ont pâli, stupéfaits de voir, dans cetabîme
D’astres et de ciel bleu,
Où le masqué se montre, où l’inconnu senomme,
Que le mot qu’ils avaient commencé devantl’homme
S’achevait devant Dieu !
Un spectre au seuil de tout tient le doigt sursa bouche.
Les morts partent. La nuit de sa verge lestouche.
Ils vont, l’antre est profond,
Nus, et se dissipant, et l’on ne voit rienluire.
Où donc sont-ils allés ? On n’a rien àvous dire.
Ceux qui s’en vont, s’en vont.
Sur quoi donc marchent-ils ? surl’énigme, sur l’ombre,
Sur l’être. Ils font un pas : comme lanef qui sombre,
Leur blancheur disparaît ;
Et l’on n’entend plus rien dans l’ombreinaccessible,
Que le bruit sourd que fait dans le gouffreinvisible
L’invisible forêt.
L’infini, route noire et de brume remplie,
Et qui joint l’âme à Dieu, monte, fuit,multiplie
Ses cintres tortueux,
Et s’efface… – et l’horreur effare nospupilles
Quand nous entrevoyons les arches et lespiles
De ce pont monstrueux.
Ô sort ! obscurité ! nuée ! onrêve, on souffre.
Les êtres, dispersés à tous les vents dugouffre,
Ne savent ce qu’ils font.
Les vivants sont hagards. Les morts sont dansleurs couches.
Pendant que nous songeons, des pleurs, gouttesfarouches,
Tombent du noir plafond.
On brave l’immuable ; et l’un seréfugie
Dans l’assoupissement, et l’autre dansl’orgie.
Cet autre va criant :
– À bas vertu, devoir et foi !l’homme est un ventre ! –
Dans ce lugubre esprit, comme un tigre en sonantre,
Habite le néant.
Écoutez : – Jouir est tout. L’heure estrapide.
Le sacrifice est fou, le martyre eststupide ;
Vivre est l’essentiel.
L’immensité ricane et la tombe grimace.
La vie est un caillou que le sage ramasse
Pour lapider le ciel. –
Il souffle, forçat noir, sa vermine surl’ange.
Il est content, il est hideux ; il boit,il mange ;
Il rit, la lèvre en feu,
Tous les rires que peut inventer ladémence ;
Il dit tout ce que peut dire en sa haineimmense
Le ver de terre à Dieu.
Il dit : Non ! à celui sous quitremble le pôle.
Soudain l’ange muet met la main surl’épaule
Du railleur effronté ;
La mort derrière lui surgit pendant qu’ilchante ;
Dieu remplit tout à coup cette bouchecrachante
Avec l’éternité.
Qu’est-ce que tu feras de tant d’herbesfauchées,
Ô vent ? que feras-tu des paillesdesséchées
Et de l’arbre abattu ?
Que feras-tu de ceux qui s’en vont avantl’heure,
Et de celui qui rit et de celui quipleure,
Ô vent, qu’en feras-tu ?
Que feras-tu des cœurs ! que feras-tu desâmes ?
Nous aimâmes, hélas ! nous crûmes, nouspensâmes :
Un moment nous brillons ;
Puis, sur les panthéons ou sur lesossuaires,
Nous frissonnons, ceux-ci drapeaux, ceux-làsuaires,
Tous, lambeaux et haillons !
Et ton souffle nous tient, nous arrache etnous ronge !
Et nous étions la vie, et nous sommes lesonge !
Et voilà que tout fuit !
Et nous ne savons plus qui nous pousse et nousmène,
Et nous questionnons en vain notre âmepleine
De tonnerre et de nuit !
Ô vent, que feras-tu de ces tourbillonsd’êtres,
Hommes, femmes, vieillards, enfants, esclaves,maîtres,
Souffrant, priant, aimant,
Doutant, peut-être cendre et peut-êtresemence,
Qui roulent, frémissants et pâles, versl’immense
Évanouissement !
L’arbre Éternité vit sans faîte et sansracines.
Ses branches sont partout, proches du ver,voisines
Du grand astre doré ;
L’espace voit sans fin croître la brancheNombre,
Et la branche Destin, végétation sombre,
Emplit l’homme effaré.
Nous la sentons ramper et grandir sous noscrânes,
Lier Deutz à Judas, Nemrod àSchinderhannes,
Tordre ses mille nœuds,
Et, passants pénétrés de fibreséternelles,
Tremblants, nous la voyons croiser dans nosprunelles
Ses fils vertigineux.
Et nous apercevons, dans le plus noir del’arbre,
Les Hobbes contemplant avec des yeux demarbre,
Les Kant aux larges fronts ;
Leur cognée à la main, le pied sur lesproblèmes,
Immobiles ; la mort a fait des spectresblêmes
De tous ces bûcherons.
Ils sont là, stupéfaits et chacun sur sabranche.
L’un se redresse, et l’autre, épouvanté, sepenche.
L’un voulut, l’autre osa,
Tous se sont arrêtés en voyant le mystère.
Zénon rêve tourné vers Pyrrhon, etVoltaire
Regarde Spinosa.
Qu’avez-vous donc trouvé, dites, chercheurssublimes ?
Quels nids avez-vous vus, noirs comme desabîmes,
Sur ces rameaux noueux ?
Cachaient-ils des essaims d’ailes sombres oublanches ?
Dites, avez-vous fait envoler de cesbranches
Quelque aigle monstrueux ?
De quelqu’un qui se tait nous sommes lesministres ;
Le noir réseau du sort trouble nos yeuxsinistres ;
Le vent nous courbe tous ;
L’ombre des mêmes nuits mêle toutes lestêtes.
Qui donc sait le secret ? le savez-vous,tempêtes ?
Gouffres, en parlez-vous ?
Le problème muet gonfle la mer sonore,
Et, sans cesse oscillant, va du soir àl’aurore
Et de la taupe au lynx ;
L’énigme aux yeux profonds nous regardeobstinée ;
Dans l’ombre nous voyons sur notredestinée
Les deux griffes du sphinx.
Le mot, c’est Dieu. Ce mot luit dans les âmesveuves ;
Il tremble dans la flamme ; onde, ilcoule en tes fleuves,
Homme, il coule en ton sang ;
Les constellations le disent ausilence ;
Et le volcan, mortier de l’infini, lelance
Aux astres en passant.
Ne doutons pas. Croyons. Emplissonsl’étendue
De notre confiance, humble, ailée,éperdue.
Soyons l’immense Oui.
Que notre cécité ne soit pas unobstacle ;
À la création donnons ce grand spectacle
D’un aveugle ébloui.
Car, je vous le redis, votre oreille étantdure,
Non est un précipice. Ô vivants ! rien nedure ;
La chair est aux corbeaux ;
La vie autour de vous croule comme un vieuxcloître ;
Et l’herbe est formidable, et l’on y voitmoins croître
De fleurs que de tombeaux.
Tout, dès que nous doutons, devient triste etfarouche.
Quand il veut, spectre gai, le sarcasme à labouche
Et l’ombre dans les yeux,
Rire avec l’infini, pauvre âmeaventurière,
L’homme frissonnant voit les arbres enprière
Et les monts sérieux ;
Le chêne ému fait signe au cèdre quicontemple ;
Le rocher rêveur semble un prêtre dans letemple
Pleurant un déshonneur ;
L’araignée, immobile au centre de sestoiles,
Médite ; et le lion, songeant sous lesétoiles,
Rugit : Pardon, Seigneur !
Jersey, cimetière de Saint-Jean, avril 1854.