Les Contemplations

XV. – À Villequier

 

Maintenant que Paris, ses pavés et sesmarbres,

Et sa brume et ses toits sont bien loin de mesyeux ;

Maintenant que je suis sous les branches desarbres,

Et que je puis songer à la beauté descieux ;

Maintenant que du deuil qui m’a fait l’âmeobscure

Je sors, pâle et vainqueur,

Et que je sens la paix de la grande nature

Qui m’entre dans le cœur ;

Maintenant que je puis, assis au bord desondes,

HEmu par ce superbe et tranquille horizon,

Examiner en moi les vérités profondes

Et regarder les fleurs qui sont dans legazon ;

Maintenant, ô mon Dieu ! que j’ai cecalme sombre

De pouvoir désormais

Voir de mes yeux la pierre où je sais que dansl’ombre

Elle dort pour jamais ;

Maintenant qu’attendri par ces divinsspectacles,

Plaines, forêts, rochers, vallons, fleuveargenté,

Voyant ma petitesse et voyant vosmiracles,

Je reprends ma raison devantl’immensité ;

Je viens à vous, Seigneur, père auquel il fautcroire ;

Je vous porte, apaisé,

Les morceaux de ce cœur tout plein de votregloire

Que vous avez brisé ;

Je viens à vous, Seigneur ! confessantque vous êtes

Bon, clément, indulgent et doux, ô Dieuvivant !

Je conviens que vous seul savez ce que vousfaites,

Et que l’homme n’est rien qu’un jonc quitremble au vent ;

Je dis que le tombeau qui sur les morts seferme

Ouvre le firmament ;

Et que ce qu’ici-bas nous prenons pour leterme

Est le commencement ;

Je conviens à genoux que vous seul, pèreauguste,

Possédez l’infini, le réel,l’absolu ;

Je conviens qu’il est bon, je conviens qu’ilest juste

Que mon cœur ait saigné, puisque Dieu l’avoulu !

Je ne résiste plus à tout ce qui m’arrive

Par votre volonté.

L’âme de deuils en deuils, l’homme de rive enrive,

Roule à l’éternité.

Nous ne voyons jamais qu’un seul côté deschoses ;

L’autre plonge en la nuit d’un mystèreeffrayant.

L’homme subit le joug sans connaître lescauses.

Tout ce qu’il voit est court, inutile etfuyant.

Vous faites revenir toujours la solitude

Autour de tous ses pas.

Vous n’avez pas voulu qu’il eût lacertitude

Ni la joie ici-bas !

Dès qu’il possède un bien, le sort le luiretire.

Rien ne lui fut donné, dans ses rapidesjours,

Pour qu’il s’en puisse faire une demeure, etdire :

C’est ici ma maison, mon champ et mesamours !

Il doit voir peu de temps tout ce que ses yeuxvoient ;

Il vieillit sans soutiens.

Puisque ces choses sont, c’est qu’il fautqu’elles soient ;

J’en conviens, j’en conviens !

Le monde est sombre, ô Dieu ! l’immuableharmonie

Se compose des pleurs aussi bien que deschants ;

L’homme n’est qu’un atome en cette ombreinfinie,

Nuit où montent les bons, où tombent lesméchants.

Je sais que vous avez bien autre chose àfaire

Que de nous plaindre tous,

Et qu’un enfant qui meurt, désespoir de samère,

Ne vous fait rien, à vous !

Je sais que le fruit tombe au vent qui lesecoue ;

Que l’oiseau perd sa plume et la fleur sonparfum ;

Que la création est une grande roue

Qui ne peut se mouvoir sans écraserquelqu’un ;

Les mois, les jours, les flots des mers, lesyeux qui pleurent,

Passent sous le ciel bleu ;

Il faut que l’herbe pousse et que les enfantsmeurent ;

Je le sais, ô mon Dieu !

Dans vos cieux, au delà de la sphère desnues,

Au fond de cet azur immobile et dormant,

Peut-être faites-vous des choses inconnues

Où la douleur de l’homme entre commeélément.

Peut-être est-il utile à vos desseins sansnombre

Que des êtres charmants

S’en aillent, emportés par le tourbillonsombre

Des noirs événements.

Nos destins ténébreux vont sous des loisimmenses

Que rien ne déconcerte et que rienn’attendrit.

Vous ne pouvez avoir de subites clémences

Qui dérangent le monde, ô Dieu, tranquilleesprit !

Je vous supplie, ô Dieu ! de regarder monâme,

Et de considérer

Qu’humble comme un enfant et doux comme unefemme,

Je viens vous adorer !

Considérez encor que j’avais, dèsl’aurore,

Travaillé, combattu, pensé, marché, lutté,

Expliquant la nature à l’homme quil’ignore,

Éclairant toute chose avec votreclarté ;

Que j’avais, affrontant la haine et lacolère,

Fait ma tâche ici-bas,

Que je ne pouvais pas m’attendre à cesalaire,

Que je ne pouvais pas

Prévoir que, vous aussi, sur ma tête quiploie,

Vous appesantiriez votre bras triomphant,

Et que, vous qui voyiez comme j’ai peu dejoie,

Vous me reprendriez si vite monenfant !

Qu’une âme ainsi frappée à se plaindre estsujette,

Que j’ai pu blasphémer,

Et vous jeter mes cris comme un enfant quijette

Une pierre à la mer !

Considérez qu’on doute, ô mon Dieu !quand on souffre,

Que l’œil qui pleure trop finit pars’aveugler,

Qu’un être que son deuil plonge au plus noirdu gouffre,

Quand il ne vous voit plus, ne peut vouscontempler,

Et qu’il ne se peut pas que l’homme, lorsqu’ilsombre

Dans les afflictions,

Ait présente à l’esprit la sérénité sombre

Des constellations !

Aujourd’hui, moi qui fus faible comme unemère,

Je me courbe à vos pieds devant vos cieuxouverts.

Je me sens éclairé dans ma douleur amère

Par un meilleur regard jeté sur l’univers.

Seigneur, je reconnais que l’homme est endélire,

S’il ose murmurer ;

Je cesse d’accuser, je cesse de maudire,

Mais laissez-moi pleurer !

Hélas ! laissez les pleurs couler de mapaupière,

Puisque vous avez fait les hommes pourcela !

Laissez-moi me pencher sur cette froidepierre

Et dire à mon enfant : Sens-tu que jesuis là ?

Laissez-moi lui parler, incliné sur sesrestes,

Le soir, quand tout se tait,

Comme si, dans sa nuit rouvrant ses yeuxcélestes,

Cet ange m’écoutait !

Hélas ! vers le passé tournant un œild’envie,

Sans que rien ici-bas puisse m’enconsoler,

Je regarde toujours ce moment de ma vie

Où je l’ai vue ouvrir son aile ets’envoler !

Je verrai cet instant jusqu’à ce que jemeure,

L’instant, pleurs superflus !

Où je criai : L’enfant que j’avais tout àl’heure,

Quoi donc ! je ne l’ai plus !

Ne vous irritez pas que je sois de lasorte,

Ô mon Dieu ! cette plaie a si longtempssaigné !

L’angoisse dans mon âme est toujours la plusforte,

Et mon cœur est soumis, mais n’est pasrésigné.

Ne vous irritez pas ! fronts que le deuilréclame,

Mortels sujets aux pleurs,

Il nous est malaisé de retirer notre âme

De ces grandes douleurs.

Voyez-vous, nos enfants nous sont biennécessaires,

Seigneur ; quand on a vu dans sa vie, unmatin,

Au milieu des ennuis, des peines, desmisères,

Et de l’ombre que fait sur nous notredestin,

Apparaître un enfant, tête chère etsacrée,

Petit être joyeux,

Si beau, qu’on a cru voir s’ouvrir à sonentrée

Une porte des cieux ;

Quand on a vu, seize ans, de cet autresoi-même

Croître la grâce aimable et la douceraison,

Lorsqu’on a reconnu que cet enfant qu’onaime

Fait le jour dans notre âme et dans notremaison,

Que c’est la seule joie ici-bas quipersiste

De tout ce qu’on rêva,

Considérez que c’est une chose bien triste

De le voir qui s’en va !

Villequier, 4 septembre 1847.

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