Les Contemplations

XIII. – Paroles sur la dune

 

Maintenant que mon temps décroît comme unflambeau,

Que mes tâches sont terminées ;

Maintenant que voici que je touche autombeau

Par les deuils et par les années,

Et qu’au fond de ce ciel que mon essorrêva,

Je vois fuir, vers l’ombre entraînées,

Comme le tourbillon du passé qui s’en va,

Tant de belles heures sonnées ;

Maintenant que je dis : – Un jour, noustriomphons ;

Le lendemain, tout est mensonge ! –

Je suis triste, et je marche au bord des flotsprofonds,

Courbé comme celui qui songe.

Je regarde, au-dessus du mont et duvallon,

Et des mers sans fin remuées,

S’envoler sous le bec du vautour aquilon,

Toute la toison des nuées ;

J’entends le vent dans l’air, la mer sur lerécif,

L’homme liant la gerbe mûre ;

J’écoute, et je confronte en mon espritpensif

Ce qui parle à ce qui murmure ;

Et je reste parfois couché sans me lever

Sur l’herbe rare de la dune,

Jusqu’à l’heure où l’on voit apparaître etrêver

Les yeux sinistres de la lune.

Elle monte, elle jette un long rayondormant

À l’espace, au mystère, au gouffre ;

Et nous nous regardons tous les deuxfixement,

Elle qui brille et moi qui souffre.

Où donc s’en sont allés mes joursévanouis ?

Est-il quelqu’un qui me connaisse ?

Ai-je encor quelque chose en mes yeuxéblouis,

De la clarté de ma jeunesse ?

Tout s’est-il envolé ? Je suis seul, jesuis las ;

J’appelle sans qu’on me réponde ;

Ô vents ! ô flots ! ne suis-je aussiqu’un souffle, hélas !

Hélas ! ne suis-je aussi qu’uneonde ?

Ne verrai-je plus rien de tout ce quej’aimais ?

Au dedans de moi le soir tombe.

Ô terre, dont la brume efface les sommets,

Suis-je le spectre, et toi la tombe ?

Ai-je donc vidé tout, vie, amour, joie,espoir ?

J’attends, je demande, j’implore ;

Je penche tour à tour mes urnes pour avoir

De chacune une goutte encore !

Comme le souvenir est voisin duremord !

Comme à pleurer tout nous ramène !

Et que je te sens froide en te touchant, ômort,

Noir verrou de la porte humaine !

Et je pense, écoutant gémir le vent amer,

Et l’onde aux plis infranchissables ;

L’été rit, et l’on voit sur le bord de lamer

Fleurir le chardon bleu des sables.

5août 1854, anniversaire de mon arrivée à Jersey.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer