Les Contemplations

XX. – Insomnie

 

Quand une lueur pâle à l’orient se lève,

Quand la porte du jour, vague et pareille aurêve,

Commence à s’entr’ouvrir et blanchitl’horizon,

Comme l’espoir blanchit le seuil d’uneprison,

Se réveiller, c’est bien, et travailler, c’estjuste.

Quand le matin à Dieu chante son hymneauguste,

Le travail, saint tribut dû par l’hommemortel,

Est la strophe sacrée au pied du sombreautel ;

Le soc murmure un psaume ; et c’est unchant sublime

Qui, dès l’aurore, au fond des forêts, surl’abîme,

Au bruit de la cognée, au choc desavirons,

Sort des durs matelots et des noirsbûcherons.

Mais, au milieu des nuits, s’éveiller !quel mystère !

Songer, sinistre et seul, quand tout dort surla terre !

Quand pas un œil vivant ne veille, pas unfeu ;

Quand les sept chevaux d’or du grand chariotbleu

Rentrent à l’écurie et descendent au pôle,

Se sentir dans son lit soudain toucherl’épaule

Par quelqu’un d’inconnu qui dit :Allons ! c’est moi !

Travaillons ! – La chair gronde etdemande pourquoi.

– Je dors. Je suis très las de la coursedernière ;

Ma paupière est encor du sommeprisonnière ;

Maître mystérieux, grâce ! que meveux-tu ?

Certe, il faut que tu sois un démon bientêtu

De venir m’éveiller toujours quand toutrepose !

Aie un peu de raison. Il est encor nuitclose ;

Regarde, j’ouvre l’œil puisque cela teplaît ;

Pas la moindre lueur aux fentes duvolet ;

Va-t’en ! je dors, j’ai chaud, je rêve àma maîtresse.

Elle faisait flotter sur moi sa longuetresse,

D’où pleuvaient sur mon front des astres etdes fleurs.

Va-t’en, tu reviendras demain, au jour,ailleurs.

Je te tourne le dos, je ne veux pas !décampe !

Ne pose pas ton doigt de braise sur matempe.

La biche illusion me mangeait dans lecreux

De la main ; tu l’as fait enfuir. J’étaisheureux,

Je ronflais comme un bœuf ; laisse-moi.C’est stupide.

Ciel ! déjà ma pensée, inquiète etrapide,

Fil sans bout, se dévide et tourne à tonfuseau.

Tu m’apportes un vers, étrange et fauveoiseau

Que tu viens de saisir dans les pâlesnuées.

Je n’en veux pas. Le vent, de ses tristeshuées,

Emplit l’antre des cieux ; les souffles,noirs dragons,

Passent en secouant ma porte sur sesgonds.

– Paix-là ! va-t’en, bourreau !quant au vers, je le lâche. –

Je veux toute la nuit dormir comme un vieuxlâche ;

Voyons, ménage un peu ton pauvrecompagnon.

Je suis las, je suis mort, laisse-moidormir !

– Non !

Est-ce que je dors, moi ? dit l’idéeimplacable.

Penseur, subis ta loi ; forçat, tire toncâble.

Quoi ! cette bête a goût au vil foin dusommeil !

L’orient est pour moi toujours clair etvermeil.

Que m’importe le corps ! qu’il marche,souffre et meure !

Horrible esclave, allons, travaille !c’est mon heure.

Et l’ange étreint Jacob, et l’âme tient lecorps ;

Nul moyen de lutter ; et tout revientalors,

Le drame commencé dont l’ébauchefrissonne,

Ruy Blas, Marion, Job, Sylva, son cor quisonne,

Ou le roman pleurant avec des yeuxhumains,

Ou l’ode qui s’enfonce en deux profondschemins,

Dans l’azur près d’Horace et dans l’ombre avecDante ;

Il faut dans ces labeurs rentrer la têteardente ;

Dans ces grands horizons subitementrouverts,

Il faut de strophe en strophe, il faut de versen vers,

S’en aller devant soi, pensif, ivre del’ombre ;

Il faut, rêveur nocturne en proie à l’espritsombre,

Gravir le dur sentier del’inspiration ;

Poursuivre la lointaine et blanche vision,

Traverser, effaré, les clairièresdésertes,

Le champ plein de tombeaux, les eaux, lesherbes vertes,

Et franchir la forêt, le torrent, lehallier,

Noir cheval galopant sous le noircavalier.

1843, nuit.

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