Les Contemplations

VIII. – Suite

 

Car le mot, qu’on le sache, est un êtrevivant.

La main du songeur vibre et tremble enl’écrivant ;

La plume, qui d’une aile allongeaitl’envergure,

Frémit sur le papier quand sort cettefigure,

Le mot, le terme, type on ne sait d’oùvenu,

Face de l’invisible, aspect del’inconnu ;

Créé, par qui ? forgé, par qui ?jailli de l’ombre ;

Montant et descendant dans notre têtesombre,

Trouvant toujours le sens comme l’eau leniveau ;

Formule des lueurs flottantes du cerveau.

Oui, vous tous, comprenez que les mots sontdes choses.

Ils roulent pêle-mêle au gouffre obscur desproses,

Ou font gronder le vers, orageuse forêt.

Du sphinx Esprit Humain le mot sait lesecret.

Le mot veut, ne veut pas, accourt, fée oubacchante,

S’offre, se donne ou fuit ; devant Néronqui chante

Ou Charles-Neuf qui rime, il reculehagard ;

Tel mot est un sourire, et tel autre unregard ;

De quelque mot profond tout homme est ledisciple ;

Toute force ici-bas a le mot pourmultiple ;

Moulé sur le cerveau, vif ou lent, grave oubref,

Le creux du crâne humain lui donne sonrelief ;

La vieille empreinte y reste auprès de lanouvelle ;

Ce qu’un mot ne sait pas, un autre lerévèle ;

Les mots heurtent le front comme l’eau lerécif ;

Ils fourmillent, ouvrant dans notre espritpensif

Des griffes ou des mains, et quelques-uns desailes ;

Comme en un âtre noir errent desétincelles,

Rêveurs, tristes, joyeux, amers, sinistres,doux,

Sombre peuple, les mots vont et viennent ennous ;

Les mots sont les passants mystérieux del’âme.

Chacun d’eux porte une ombre ou secoue uneflamme ;

Chacun d’eux du cerveau garde unerégion ;

Pourquoi ? c’est que le mot s’appelleLégion,

C’est que chacun, selon l’éclair qui letraverse,

Dans le labeur commun fait une œuvrediverse ;

C’est que de ce troupeau de signes et desons

Qu’écrivant ou parlant, devant nous nouschassons,

Naissent les cris, les chants, les soupirs,les harangues ;

C’est que, présent partout, nain caché sousles langues,

Le mot tient sous ses pieds le globe etl’asservit ;

Et, de même que l’homme est l’animal oùvit

L’âme, clarté d’en haut par le corpspossédée,

C’est que Dieu fait du mot la bête del’idée.

Le mot fait vibrer tout au fond de nosesprits.

Il remue, en disant : Béatrix,Lycoris,

Dante au Campo-Santo, Virgile auPausilippe.

De l’océan pensée il est noir polype.

Quand un livre jaillit d’Eschyle ou deManou,

Quand saint Jean à Patmos écrit sur songenou,

On voit, parmi leurs vers pleins d’hydres etde stryges

Des mots monstres ramper dans ces œuvresprodiges.

Ô main de l’impalpable ! ô pouvoirsurprenant !

Mets un mot sur un homme, et l’hommefrissonnant

Sèche et meurt, pénétré par la forceprofonde ;

Attache un mot vengeur au flanc de tout unmonde,

Et le monde, entraînant pavois, glaive,échafaud,

Ses lois, ses mœurs, ses dieux, s’écroule sousle mot.

Cette toute-puissance immense sort desbouches.

La terre est sous les mots comme un champ sousles mouches

Le mot dévore, et rien ne résiste à sadent.

À son haleine, l’âme et la lumière aidant,

L’obscure énormité lentement s’exfolie.

Il met sa force sombre en ceux que rien neplie ;

Caton a dans les reins cette syllabe :NON.

Tous les grands obstinés, Brutus, Colomb,Zénon,

Ont ce mot flamboyant qui luit sous leurpaupière :

ESPÉRANCE ! – Il entr’ouvre une bouche depierre

Dans l’enclos formidable où les morts ont leurlit,

Et voilà que don Juan pétrifiépâlit !

Il fait le marbre spectre, il fait l’hommestatue.

Il frappe, il blesse, il marque, ilressuscite, il tue ;

Nemrod dit : « Guerre ! »alors, du Gange à l’Illissus,

Le fer luit, le sang coule.« Aimez-vous ! » dit Jésus.

Et ce mot à jamais brille et se réverbère

Dans le vaste univers, sur tous, sur toi,Tibère,

Dans les cieux, sur les fleurs, sur l’hommerajeuni,

Comme le flamboiement d’amour del’infini !

Quand, aux jours où la terre entr’ouvrait sacorolle,

Le premier homme dit la première parole,

Le mot né de sa lèvre, et que toutentendit,

Rencontra dans les cieux la lumière, et luidit :

« Ma sœur !

« Envole-toi ! plane ! soiséternelle !

« Allume l’astre ! emplis à jamaisla prunelle !

« Échauffe éthers, azurs, sphères, globesardents ;

« Claire le dehors, j’éclaire lededans.

« Tu vas être une vie, et je vais êtrel’autre.

« Sois la langue de feu, ma sœur, je suisl’apôtre.

« Surgis, effare l’ombre, éblouisl’horizon,

« Sois l’aube ; je te vaux, car jesuis la raison ;

« À toi les yeux, à moi les fronts. Ô masœur blonde,

« Sous le réseau Clarté tu vas saisir lemonde ;

« Avec tes rayons d’or, tu vas lier entreeux

« Les terres, les soleils, les fleurs,les flots vitreux,

« Les champs, les cieux ; et moi, jevais lier les bouches ;

« Et sur l’homme, emporté par milleessors farouches,

« Tisser, avec des fils d’harmonie et dejour,

« Pour prendre tous les cœurs, l’immensetoile Amour.

« J’existais avant l’âme, Adam n’est pasmon père.

« J’étais même avant toi ; tun’aurais pu, lumière,

« Sortir sans moi du gouffre où toutrampe enchaîné ;

« Mon nom est FIAT LUX, et je suis tonaîné ! »

Oui, tout-puissant ! tel est le mot. Fouqui s’en joue !

Quand l’erreur fait un nœud dans l’homme, ille dénoue.

Il est foudre dans l’ombre et ver dans lefruit mûr.

Il sort d’une trompette, il tremble sur unmur,

Et Balthazar chancelle, et Jérichos’écoule.

Il s’incorpore au peuple, étant lui-mêmefoule.

Il est vie, esprit, germe, ouragan, vertu,feu ;

Car le mot, c’est le Verbe, et le Verbe, c’estDieu.

Jersey, juin 1855.

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