XVII. – Dolor
Création ! figure en deuil ! Isisaustère !
Peut-être l’homme est-il son trouble et sonmystère ?
Peut-être qu’elle nous craint tous,
Et qu’à l’heure où, ployés sous notre loimortelle,
Hagards et stupéfaits, nous tremblons devantelle,
Elle frissonne devant nous !
Ne riez point. Souffrez gravement. Soyonsdignes,
Corbeaux, hiboux, vautours, de redevenircygnes !
Courbons-nous sous l’obscure loi.
Ne jetons pas le doute aux flots comme unesonde.
Marchons sans savoir où, parlons sans qu’onréponde,
Et pleurons sans savoir pourquoi.
Homme, n’exige pas qu’on rompe lesilence ;
Dis-toi : Je suis puni. Baisse la tête etpense.
C’est assez de ce que tu vois.
Une parole peut sortir du puitsfarouche ;
Ne la demande pas. Si l’abîme est labouche,
Ô Dieu, qu’est-ce donc que la voix ?
Ne nous irritons pas. Il n’est pas bon defaire,
Vers la clarté qui luit au centre de lasphère,
À travers les cieux transparents,
Voler l’affront, les cris, le rire et lasatire,
Et que le chandelier à sept branchesattire
Tous ces noirs phalènes errants.
Nais, grandis, rêve, souffre, aime, vis,vieillis, tombe.
L’explication sainte et calme est dans latombe.
Ô vivants ! ne blasphémons point.
Qu’importe à l’Incréé, qui, soulevant sesvoiles,
Nous offre le grand ciel, les mondes, lesétoiles,
Qu’une ombre lui montre le poing ?
Nous figurons-nous donc qu’à l’heure où toutle prie,
Pendant qu’il crée et vit, pendant qu’ilapproprie
À chaque astre une humanité,
Nous pouvons de nos cris troubler saplénitude,
Cracher notre néant jusqu’en sa solitude,
Et lui gâter l’éternité ?
Être ! quand dans l’éther tu dessinas lesformes,
Partout où tu traças les orbites énormes
Des univers qui n’étaient pas,
Des soleils ont jailli, fleurs de flamme, etsans nombre,
Des trous qu’au firmament, en s’y posant dansl’ombre,
Fit la pointe de ton compas !
Qui sommes-nous ? La nuit, la mort,l’oubli, personne.
Il est. Cette splendeur suffit pour qu’onfrissonne.
C’est lui l’amour, c’est lui le feu.
Quand les fleurs en avril éclatentpêle-mêle,
C’est lui. C’est lui qui gonfle, ainsi qu’unemamelle,
La rondeur de l’océan bleu.
Le penseur cherche l’homme et trouve de lacendre.
Il trouve l’orgueil froid, le mal, l’amour àvendre,
L’erreur, le sac d’or effronté,
La haine et son couteau, l’envie et sonsuaire,
En mettant au hasard la main dansl’ossuaire
Que nous nommons humanité.
Parce que nous souffrons, noirs et sans rienconnaître,
Stupide, l’homme dit : – Je ne veux pasde Être !
Je souffre ; donc, Être n’est pas !–
Tu n’admires que toi, vil passant, dans cemonde !
Tu prends pour de l’argent, ô ver, ta baveimmonde
Marquant la place où tu rampas !
Notre nuit veut rayer ce jour qui nouséclaire ;
Nous crispons sur ce nom nos doigts pleins decolère ;
Rage d’enfant qui coûte cher !
Et nous nous figurons, race imbécile etdure,
Que nous avons un peu de Dieu dans notreordure
Entre notre ongle et notre chair !
Nier Être ! à quoi bon ? L’ironieâpre et noire
Peut-elle se pencher sur le gouffre et leboire,
Comme elle boit son propre fiel ?
Quand notre orgueil le tait, notre douleur lenomme.
Le sarcasme peut-il, en crevant l’œil àl’homme,
Crever les étoiles au ciel ?
Ah ! quand nous le frappons, c’est pournous qu’est la plaie.
Pensons, croyons. Voit-on l’océan quibégaie,
Mordre avec rage son bâillon ?
Adorons-le dans l’astre, et la fleur, et lafemme.
Ô vivants, la pensée est la pourpre del’âme ;
Le blasphème en est le haillon.
Ne raillons pas. Nos cœurs sont les pavés dutemple,
Il nous regarde, lui que l’infinicontemple.
Insensé qui nie et qui mord !
Dans un rire imprudent, ne faisons pas, filsÈve,
Apparaître nos dents devant son œil quirêve,
Comme elles seront dans la mort.
La femme nue, ayant les hanchesdécouvertes,
Chair qui tente l’esprit, rit sous lesfeuilles vertes ;
N’allons pas rire à son côté.
Ne chantons pas : – Jouir est tout. Leciel est vide,
La nuit a peur, vous dis-je ! elledevient livide
En contemplant l’immensité.
Ô douleur ! clef des cieux !l’ironie est fumée.
L’expiation rouvre une porte fermée ;
Les souffrances sont des faveurs.
Regardons, au-dessus des multitudesfolles,
Monter vers les gibets et vers lesauréoles
Les grands sacrifiés rêveurs.
Monter, c’est s’immoler. Toute cime estsévère.
L’Olympe lentement se transforme enCalvaire ;
Partout le martyre est écrit ;
Une immense croix gît dans notre nuitprofonde ;
Et nous voyons saigner aux quatre coins dumonde
Les quatre clous de Jésus-Christ.
Ah ! vivants, vous doutez !ah ! vous riez, squelettes !
Lorsque l’aube apparaît, ceinte debandelettes
D’or, d’émeraude et de carmin,
Vous huez, vous prenez, larves que le jourdore,
Pour la jeter au front céleste del’aurore,
De la cendre dans votre main.
Vous criez : – Tout est mal. L’aigle vautle reptile ;
Tout ce que nous voyons n’est qu’une ombreinutile.
La vie au néant nous vomit.
Rien avant, rien après. Le sage doute etraille. –
Et, pendant ce temps-là, le brin d’herbetressaille,
L’aube pleure, et le vent gémit.
Chaque fois qu’ici-bas l’homme, en proie auxdésastres,
Rit, blasphème, et secoue, en regardant lesastres,
Le sarcasme, ce vil lambeau,
Les morts se dressent froids au fond du caveausombre,
Et de leur doigt de spectre écrivent – DIEU –dans l’ombre,
Sous la pierre de leur tombeau.
Marine-Terrace, 31 mars 1854.