VIII. – À Jules J.
Je dormais en effet, et tu me réveillas.
Je te criai : « Salut ! »et tu me dis : « Hélas ! »
Et cet instant fut doux, et nous nousembrassâmes ;
Nous mêlâmes tes pleurs, mon sourire et nosâmes.
Ces temps sont déjà loin ; où donc alorsroulait
Ma vie ? et ce destin sévère qui meplaît,
Qu’est-ce donc qu’il faisait de cette feuillemorte
Que je suis, et qu’un vent pousse, et qu’unvent remporte ?
J’habitais au milieu des hauts pignonsflamands ;
Tout le jour, dans l’azur, sur les vieux toitsfumants,
Je regardais voler les grands nuagesivres ;
Tandis que je songeais, le coude sur meslivres,
De moments en moments, ce noir passantailé,
Le temps, ce sourd tonnerre à nos rumeursmêlé,
D’où les heures s’en vont en sombresétincelles,
Ébranlait sur mon front le beffroi deBruxelles.
Tout ce qui peut tenter un cœur ambitieux
Était là, devant moi, sur terre et dans lescieux ;
Sous mes yeux, dans l’austère et gigantesqueplace,
J’avais les quatre points cardinaux del’espace,
Qui font songer à l’aigle, à l’astre, au flot,au mont,
Et les quatre pavés de l’échafaudd’Egmont.
Aujourd’hui, dans une île, en butte aux eauxsans nombre,
Où l’on ne me voit plus, tant j’y suis couvertd’ombre,
Au milieu de la vaste aventure des flots,
Des rocs, des mers, brisant barques etmatelots,
Debout, échevelé sur le cap ou le môle
Par le souffle qui sort de la bouche dupôle,
Parmi les chocs, les bruits, les naufragesprofonds,
Morne histoire d’écueils, de gouffres, detyphons,
Dont le vent est la plume et la nuit leregistre,
J’erre, et de l’horizon je suis la voixsinistre.
Et voilà qu’à travers ces brumes et ceseaux,
Tes volumes exquis m’arrivent, blancsoiseaux,
M’apportant le rameau qu’apportent lescolombes
Aux arches, et le chant que le cygne offre auxtombes,
Et jetant à mes rocs tout l’éblouissement
De Paris glorieux et de Parischarmant !
Et je lis, et mon front s’éclaire, et jesavoure
Ton style, ta gaîté, ta douleur, tabravoure.
Merci, toi dont le cœur aima, sentit,comprit !
Merci, devin ! merci, frère, poëte,esprit,
Qui viens chanter cet hymne à côté de mavie !
Qui vois mon destin sombre et qui n’as pasd’envie !
Et qui dans cette épreuve où je marche,portant
L’abandon à chaque heure et l’ombre à chaqueinstant,
M’as vu boire le fiel sans y mêler lahaine !
Tu changes en blancheur la nuit de magéhenne,
Et tu fais un autel de lumière inondé
Du tas de pierres noir dont on m’a lapidé.
Je ne suis rien ; je viens et je m’envais ; mais gloire
À ceux qui n’ont pas peur des vaincus del’histoire
Et des contagions du malheur toujoursfui !
Gloire aux fermes penseurs inclinés surcelui
Que le sort, geôlier triste, au fond de l’exilpousse !
Ils ressemblent à l’aube, ils ont la forcedouce,
Ils sont grands ; leur esprit parfois,avec un mot,
Dore en arc triomphal la voûte ducachot !
Le ciel s’est éclairci sur mon île sonore,
Et ton livre en venant a fait venirl’aurore ;
Seul aux bois avec toi, je lis, et mesouviens,
Et je songe, oubliant les monts diluviens,
L’onde, et l’aigle de mer qui plane sur monaire ;
Et, pendant que je lis, mon œilvisionnaire,
À qui tout apparaît comme dans un réveil,
Dans les ombres que font les feuilles ausoleil,
Sur tes pages où rit l’idée, où vit lagrâce,
Croit voir se dessiner le pur profild’Horace,
Comme si, se mirant au livre où je te voi,
Ce doux songeur ravi lisait derrièremoi !
Marine-Terrace, décembre 1854.