Les Contemplations

XVI. – Horror

 

I

 

Esprit mystérieux qui, le doigt sur tabouche,

Passes… ne t’en va pas ! parle à l’hommefarouche

Ivre d’ombre et d’immensité,

Parle-moi, toi, front blanc qui dans ma nuitte penches ;

Réponds-moi, toi qui luis et marches sous lesbranches,

Comme un souffle de la clarté !

Est-ce toi que chez moi minuit parfoisapporte ?

Est-ce toi qui heurtais l’autre nuit à maporte,

Pendant que je ne dormais pas ?

C’est donc vers moi que vient lentement talumière ?

La pierre de mon seuil peut-être est lapremière

Des sombres marches du trépas.

Peut-être qu’à ma porte ouvrant sur l’ombreimmense,

L’invisible escalier des ténèbrescommence ;

Peut-être, ô pâles échappés,

Quand vous montez du fond de l’horreursépulcrale,

Ô morts, quand vous sortez de la froidespirale,

Est-ce chez moi que vous frappez !

Car la maison d’exil, mêlée auxcatacombes,

Est adossée au mur de la ville des tombes.

Le proscrit est celui qui sort ;

Il flotte submergé comme la nef quisombre ;

Le jour le voit à peine et dit : Quelleest cette ombre ?

Et la nuit dit : Quel est cemort ?

Sois la bienvenue, ombre ! ô masœur ! ô figure

Qui me fais signe alors que sur l’énigmeobscure

Je me penche, sinistre et seul ;

Et qui viens, m’effrayant de ta lueursublime,

Essuyer sur mon front la sueur de l’abîme

Avec un pan de ton linceul !

II

 

Oh ! que le gouffre est noir, et quel’œil est débile !

Nous avons devant nous le silenceimmobile.

Qui sommes-nous ? oùsommes-nous ?

Faut-il jouir ? faut-il pleurer ?Ceux qu’on rencontre

Passent. Quelle est la loi ? La prièrenous montre

L’écorchure de ses genoux.

D’où viens-tu ? – Je ne sais. – Oùvas-tu ? – Je l’ignore.

L’homme ainsi parle à l’homme et l’onde auflot sonore.

Tout va, tout vient, tout ment, tout fuit.

Parfois nous devenons pâles, hommes etfemmes,

Comme si nous sentions se fermer sur nosâmes

La main de la géante nuit.

Nous voyons fuir la flèche et l’ombre est surla cible.

L’homme est lancé. Par qui ? versqui ? Dans l’invisible.

L’arc ténébreux siffle dans l’air.

En voyant ceux qu’on aime en nos bras sedissoudre,

Nous demandons si c’est pour la mort, coup defoudre,

Qu’est faite, hélas ! la vieéclair !

Nous demandons, vivants douteux qu’un linceulcouvre,

Si le profond tombeau qui devant nouss’entr’ouvre,

Abîme, espoir, asile, écueil,

N’est pas le firmament plein d’étoiles sansnombre,

Et si tous les clous d’or qu’on voit au cieldans l’ombre

Ne sont pas les clous du cercueil ?

Nous sommes là ; nos dents tressaillent,nos vertèbres

Frémissent ; on dirait parfois que lesténèbres,

Ô terreur ! sont pleines de pas.

Qu’est-ce que l’ouragan, nuit ? – C’estquelqu’un qui passe.

Nous entendons souffler les chevaux del’espace

Traînant le char qu’on ne voit pas.

L’ombre semble absorbée en une idéeunique.

L’eau sanglote ; à l’esprit la forêtcommunique

Un tremblement contagieux ;

Et tout semble éclairé, dans la brume où toutpenche,

Du reflet que ferait la grande pierreblanche

D’un sépulcre prodigieux.

III

 

La chose est pour la chose ici-bas unproblème.

L’être pour l’être est sphinx. L’aube au jourparaît blême ;

L’éclair est noir pour le rayon.

Dans la création vague et crépusculaire,

Les objets effarés qu’un jour sinistreéclaire

Sont l’un pour l’autre vision.

La cendre ne sait pas ce que pense lemarbre ;

L’écueil écoute en vain le flot ; labranche d’arbre

Ne sait pas ce que dit le vent.

Qui punit-on ici ? Passez sans vousconnaître !

Est-ce toi le coupable, enfant qui viens denaître ?

Ô mort, est-ce toi le vivant ?

Nous avons dans l’esprit des sommets, nosidées,

Nos rêves, nos vertus, d’escarpementsbordées,

Et nos espoirs construits si tôt ;

Nous tâchons d’appliquer à ces cimesétranges

L’âpre échelle de feu par où montent lesanges ;

Job est en bas, Christ est en haut.

Nous aimons. À quoi bon ? Nous souffrons.Pourquoi faire ?

Je préfère mourir et m’en aller. Préfère.

Allez, choisissez vos chemins.

L’être effrayant se tait au fond du cielnocturne,

Et regarde tomber de la bouche de l’urne

Le flot livide des humains.

Nous pensons. Après ? Rampe,esprit ! garde tes chaînes.

Quand vous vous promenez le soir parmi leschênes

Et les rochers aux vagues yeux,

Ne sentez-vous pas l’ombre où vos regards seplongent

Reculer ? Savez-vous seulement à quoisongent

Tous ces muets mystérieux ?

Nous jugeons. Nous dressons l’échafaud.L’homme tue

Et meurt. Le genre humain, foule d’erreurvêtue,

Condamne, extermine, détruit,

Puis s’en va. Le poteau du gibet, ôdémence !

Ô deuil ! est le bâton de cet aveugleimmense

Marchant dans cette immense nuit.

Crime ! enfer ! quel zénitheffrayant que le nôtre,

Où les douze Césars toujours l’un aprèsl’autre

Reviennent, noirs soleils errants !

L’homme, au-dessus de lui, du fond des mauxsans borne,

Voit éternellement tourner dans son cielmorne

Ce zodiaque de tyrans.

IV

 

Depuis quatre mille ans que, courbé sous lahaine,

Perçant sa tombe avec les débris de sachaîne,

Fouillant le bas, creusant le haut,

Il cherche à s’évader à travers la nature,

L’esprit forçat n’a pas encor faitd’ouverture

À la voûte du ciel cachot.

Oui, le penseur en vain, dans ses essorsfunèbres,

Heurte son âme d’ombre au plafond deténèbres ;

Il tombe, il meurt ; son temps estcourt ;

Et nous n’entendons rien, dans la nuit qu’ilnous lègue,

Que ce que dit tout bas la création bègue

À l’oreille du tombeau sourd.

Nous sommes les passants, les foules et lesraces.

Nous sentons, frissonnants, des souffles surnos faces.

Nous sommes le gouffre agité ;

Nous sommes ce que l’air chasse au vent de sonaile ;

Nous sommes les flocons de la neigeéternelle

Dans l’éternelle obscurité.

Pour qui luis-tu, Vénus ? Où roules-tu,Saturne ?

Ils vont : rien ne répond dans l’éthertaciturne.

L’homme grelotte, seul et nu.

L’étendue aux flots noirs déborde, d’horreurpleine :

L’énigme a peur du mot ; l’infini sembleà peine

Pouvoir contenir l’inconnu.

Toujours la nuit ! jamais l’azur !jamais l’aurore !

Nous marchons. Nous n’avons point fait un pasencore !

Nous rêvons ce qu’Adam rêva ;

La création flotte et fuit, des ventsbattue ;

Nous distinguons dans l’ombre une immensestatue

Et nous lui disons : Jéhovah !

Marine-Terrace, nuit du 30 mars 1854.

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