Les Contemplations

XXVI. – Les malheureux

Àmes enfants

Puisque déjà l’épreuve aux luttes vousconvie,

Ô mes enfants ! parlons un peu de cettevie.

Je me souviens qu’un jour, marchant dans unbois noir

Où des ravins creusaient un faroucheentonnoir,

Dans un de ces endroits où sous l’herbe et laronce

Le chemin disparaît et le ruisseaus’enfonce,

Je vis, parmi les grès, les houx, lessauvageons,

Fumer un toit bâti de chaumes et de joncs.

La fumée avait peine à monter dans lesbranches ;

Les fenêtres étaient les crevasses desplanches ;

On eût dit que les rocs cachaient avecennui

Ce logis tremblant, triste, humble ; etque c’était lui

Que les petits oiseaux, sous le hêtre etl’érable,

Plaignaient, tant il était chétif etmisérable !

Pensif, dans les buissons j’en cherchais lesentier.

Comme je regardais ce chaume, un muletier

Passa, chantant, fouettant quelques bêtes desomme.

« Qui donc demeure là ? »demandai-je à cet homme.

L’homme, tout en chantant, me dit :« Un malheureux. »

J’allai vers la masure au fond du ravincreux ;

Un arbre, de sa branche où brillait unegoutte,

Sembla se faire un doigt pour m’en montrer laroute,

Et le vent m’en ouvrit la porte ; et j’ytrouvai

Un vieux, vêtu de bure, assis sur un pavé.

Ce vieillard, près d’un âtre où séchaientquelques toiles,

Dans ce bouge aux passants ouvert, comme auxétoiles,

Vivait, seul jour et nuit, sans clôture, sanschien,

Sans clef ; la pauvreté garde ceux quin’ont rien.

J’entrai ; le vieux soupait d’un peud’eau, d’une pomme ;

Sans pain ; et je me mis à plaindre cepauvre homme.

– Comment pouvait-il vivre ainsi ?Qu’il était dur

De n’avoir même pas un volet à sonmur ;

L’hiver doit être affreux dans ce lieusolitaire ;

Et pas même un grabat ! il couchait doncà terre ?

Là ! sur ce tas de paille, et dans cecoin étroit !

Vous devez être mal, vous devez avoirfroid,

Bon père, et c’est un sort bien triste que levôtre !

« – Fils », dit-il doucement,« allez en plaindre un autre.

« Je suis dans ces grands bois et sous leciel vermeil,

« Et je n’ai pas de lit, fils, mais j’aile sommeil.

« Quand l’aube luit pour moi, quand jeregarde vivre

« Toute cette forêt dont la senteurm’enivre,

« Ces sources et ces fleurs, je n’ai pasde raison

« De me plaindre, je suis le fils de lamaison.

« Je n’ai point fait de mal. Calme, avecl’indigence

« Et les haillons, je vis en bonneintelligence,

« Et je fais bon ménage avec Dieu monvoisin.

« Je le sens près de moi dans le nid,dans l’essaim,

« Dans les arbres profonds où parle unevoix douce,

« Dans l’azur où la vie à chaque instantnous pousse,

« Et dans cette ombre vaste et sainte oùje suis né.

« Je ne demande à Dieu rien de trop, carje n’ai

« Pas grande ambition, et, pourvu quej’atteigne

« Jusqu’à la branche où pend la mûre oula châtaigne,

« Il est content de moi, je suis contentde lui.

« Je suis heureux. »

*

J’étais jadis, comme aujourd’hui,

Le passant qui regarde en bas, l’homme dessonges.

Mes enfants, à travers les brumes, lesmensonges,

Les lueurs des tombeaux, les spectres deschevets,

Les apparences d’ombre et de clarté, jevais

Méditant, et toujours un instinct meramène

À connaître le fond de la souffrancehumaine.

L’abîme des douleurs m’attire. D’autressont

Les sondeurs frémissants de l’océanprofond ;

Ils fouillent, vent des cieux, l’onde que tubalaies ;

Ils plongent dans les mers ; je plongedans les plaies.

Leur gouffre est effrayant, mais pas plus quele mien.

Je descends plus bas qu’eux, ne leur enviantrien,

Sachant qu’à tout chercheur Dieu garde unelargesse,

Content s’ils ont la perle et si j’ai lasagesse.

Or, il semble, à qui voit tout ce gouffre enrêvant,

Que les justes, parmi la nuée et le vent,

Sont un vol frissonnant d’aigles et decolombes.

*

J’ai souvent, à genoux que je suis sur lestombes,

La grande vision du sort ; et parmoment

Le destin m’apparaît, ainsi qu’unfirmament

Où l’on verrait, au lieu des étoiles, desâmes.

Tout ce qu’on nomme angoisse, adversité, lesflammes,

Les brasiers, les billots, bien souvent toutcela

Dans mon noir crépuscule, enfants,étincela.

J’ai vu, dans cette obscure et mornetransparence,

Passer l’homme de Rome et l’homme deFlorence,

Caton au manteau blanc, et Dante au fiersourcil,

L’un ayant le poignard au flanc, l’autrel’exil ;

Caton était joyeux et Dante étaittranquille.

J’ai vu Jeanne au poteau qu’on brûlait dans laville,

Et j’ai dit : Jeanne d’Arc, ton noirbûcher fumant

À moins de flamboiement que derayonnement.

J’ai vu Campanella songer dans la torture,

Et faire à sa pensée une âpre nourriture

Des chevalets, des crocs, des pinces, desréchauds,

Et de l’horreur qui flotte au plafond descachots.

J’ai vu Thomas Morus, Lavoisier,Loiserolle,

Jane Grey, bouche ouverte ainsi qu’unecorolle,

Toi, Charlotte Corday, vous, madameRoland,

Camille Desmoulins, saignant etcontemplant,

Robespierre à l’œil froid, Danton aux crissuperbes ;

J’ai vu Jean qui parlait au désert,Malesherbes,

Egmont, André Chénier, rêveur des purssommets ;

Et mes yeux resteront éblouis à jamais

Du sourire serein de ces têtes coupées.

Coligny, sous l’éclair farouche des épées,

Resplendissait devant mon regard éperdu.

Livide et radieux, Socrate m’a tendu

Sa coupe en me disant : – As-tusoif ? bois la vie.

Huss, me voyant pleurer, m’a dit : –Est-ce d’envie ?

Et Thraséas, s’ouvrant les veines dans sonbain,

Chantait : – Rome est le fruit du vieuxrameau sabin ;

Le soleil est le fruit de ces branchesfunèbres

Que la nuit sur nous croise et qu’on nommeténèbres,

Et la joie est le fruit du grand arbredouleur. –

Colomb, l’envahisseur des vagues,l’oiseleur

Du sombre aigle Amérique, et l’homme que Dieumène,

Celui qui donne un monde et reçoit unechaîne,

Colomb aux fers criait : – Tout est bien.En avant !

Saint-Just sanglant m’a dit : – Je suislibre et vivant.

Phocion m’a jeté, mourant, cetteparole :

– Je crois, et je rends grâce auxDieux ! – Savonarole,

Comme je m’approchais du brasier d’où samain

Sortait, brûlée et noire et montrant lechemin,

M’a dit, en faisant signe aux flammes de setaire :

– Ne crains pas de mourir. Qu’est-ce quecette terre ?

Est-ce ton corps qui fait ta joie et qui t’estcher ?

La véritable vie est où n’est plus lachair.

Ne crains pas de mourir. Créatureplaintive,

Ne sens-tu pas en toi comme une ailecaptive ?

Sous ton crâne, caveau muré, ne sens-tupas

Comme un ange enfermé qui sanglote toutbas ?

Qui meurt, grandit. Le corps, époux impur del’âme,

Plein des vils appétits d’où naît le viceinfâme,

Pesant, fétide, abject, malade à tousmoments,

Branlant sur sa charpente affreused’ossements,

Gonflé d’humeurs, couvert d’une peau qui seride,

Souffrant le froid, le chaud, la faim, la soifaride,

Traîne un ventre hideux, s’assouvit, mange etdort.

Mais il vieillit enfin, et, lorsque vient lamort,

L’âme, vers la lumière éclatante et dorée,

S’envole, de ce monstre horrible délivrée.–

Une nuit que j’avais, devant mes yeuxobscurs,

Un fantôme de ville et des spectres demurs,

J’ai, comme au fond d’un rêve où rien n’a plusde forme,

Entendu, près des tours d’un temple au dômeénorme,

Une voix qui sortait de dessous un monceau

De blocs noirs d’où le sang coulait en longruisseau ;

Cette voix murmurait des chants et desprières.

C’était le lapidé qui bénissait lespierres ;

Etienne le martyr, qui disait : – Ô monfront,

Rayonne ! Désormais les hommess’aimeront ;

Jésus règne. Ô mon Dieu, récompensez leshommes !

Ce sont eux qui nous font les élus que noussommes.

Joie ! amour ! pierre à pierre, ôDieu, je vous le dis,

Mes frères m’ont jeté le seuil duparadis ! –

*

Elle était là debout, la mère douloureuse.

L’obscurité farouche, aveugle, sourde,affreuse,

Pleurait de toutes parts autour duGolgotha.

Christ, le jour devint noir quand on vous enôta,

Et votre dernier souffle emporta lalumière.

Elle était là debout près du gibet, lamère !

Et je me dis : Voilà la douleur ! etje vins.

– Qu’avez-vous donc, lui dis-je, entrevos doigts divins ?

Alors, aux pieds du fils saignant du coup delance,

Elle leva sa droite et l’ouvrit ensilence,

Et je vis dans sa main l’étoile du matin.

Quoi ! ce deuil-là, Seigneur, n’est pasmême certain !

Et la mère, qui râle au bas de la croixsombre,

Est consolée, ayant les soleils dans sonombre,

Et, tandis que ses yeux hagards pleurent dusang,

Elle sent une joie immense en sedisant :

– Mon fils est Dieu ! mon fils sauvela vie au monde ! –

Et pourtant où trouver plus d’épouvanteimmonde,

Plus d’effroi ; plus d’angoisse et plusde désespoir

Que dans ce temps lugubre où le genre humainnoir,

Frissonnant du banquet autant que dumartyre,

Entend pleurer Marie et Trimalcionrire !

*

Mais la foule s’écrie : – Oui, sansdoute, c’est beau,

Le martyre, la mort, quand c’est un grandtombeau !

Quand on est un Socrate, un Jean Huss, unMessie !

Quand on s’appelle vie, avenir,prophétie !

Quand l’encensoir s’allume au feu qui vousbrûla,

Quand les siècles, les temps et les peuplessont là

Qui vous dressent, parmi leurs brumes et leursvoiles,

Un cénotaphe énorme au milieu des étoiles,

Si bien que la nuit semble être le drap dudeuil,

Et que les astres sont les cierges ducercueil !

Le billot tenterait même le plus timide

Si sa bière dormait sous une pyramide.

Quand on marche à la mort, recueillant enchemin

La bénédiction de tout le genre humain,

Quand des groupes en pleurs baisent vos tracesfières,

Quand on s’entend crier par les murs, par lespierres,

Et jusque par les gonds du seuil de saprison :

« Tu vas de ta mémoire éclairerl’horizon ;

Fantôme éblouissant, tu vas dorerl’histoire,

Et, vêtu de ta mort comme d’une victoire,

T’asseoir au fronton bleu des hommesimmortels ! »

Lorsque les échafauds ont des aspectsd’autels,

Qu’on se sent admiré du bourreau qui voustue,

Que le cadavre va se relever statue,

Mourant plein de clarté, d’aube, defirmament,

D’éclat, d’honneur, de gloire, on meurtfacilement !

L’homme est si vaniteux, qu’il rit à latorture

Quand c’est une royale et tragiqueaventure,

Quand c’est une tenaille immense qui lemord.

Quand les durs instruments d’agonie et demort

Sortent de quelque forge inouïe et géante,

Notre orgueil, oubliant la blessurebéante,

Se console des clous en voyant le marteau.

Avoir une montagne auguste pour poteau,

Être battu des flots ou battu des nuées,

Entendre l’univers plein de vagues huées

Murmurer : – Regardez ce colosse !les nœuds,

Les fers et les carcans le font pluslumineux !

C’est le vaincu Rayon, le damnéMétéore !

Il a volé la foudre et dérobé l’aurore !–

Être un supplicié du gouffre illimité,

Être un titan cloué sur une énormité,

Cela plaît. On veut bien des maux qui sontsublimes ;

Et l’on se dit : Souffrons, maissouffrons sur les cimes !

Eh bien, non ! – Le sublime est en bas.Le grand choix,

C’est de choisir l’affront. De même queparfois

La pourpre est déshonneur, souvent la fangeest lustre.

La boue imméritée atteignant l’âmeillustre,

L’opprobre, ce cachot d’où l’auréole sort,

Le cul de basse-fosse où nous jette lesort,

Le fond noir de l’épreuve où le malheur noustraîne,

Sont le comble éclatant de la grandeursereine.

Et, quand, dans le supplice où nous devonslutter,

Le lâche destin va jusqu’à nous insulter,

Quand sur nous il entasse outrage, rire,blâme,

Et tant de contre-sens entre le sort etl’âme

Que notre vie arrive à la difformité,

La laideur de l’épreuve en devient labeauté.

C’est Samson à Gaza, c’est Épictète àRome ;

L’abjection du sort fait la gloire del’homme.

Plus de brume ne fait que couvrir plusd’azur.

Ce que l’homme ici-bas peut avoir de pluspur,

De plus beau, de plus noble en ce monde oùl’on pleure,

C’est chute, abaissement, misèreextérieure,

Acceptés pour garder la grandeur dudedans.

Oui, tous les chiens de l’ombre autour de vousgrondants,

Le blâme ingrat, la haine aux fureurscoutumière ;

Oui, tomber dans la nuit quand c’est pour lalumière,

Faire horreur, n’être plus qu’un ulcère,indigner

L’homme heureux, et qu’on raille en vousvoyant saigner,

Et qu’on marche sur vous, qu’on vous crache auvisage,

Quand c’est pour la vertu, pour le vrai, pourle sage,

Pour le bien, pour l’honneur, il n’est rien deplus doux.

Quelle splendeur qu’un juste abandonné detous,

N’ayant plus qu’un haillon dans le mal qui lemine,

Et jetant aux dédains, au deuil, à lavermine,

À sa plaie, aux douleurs, de tranquillesdéfis !

Même quand Prométhée est là, Job, tusuffis

Pour faire le fumier plus haut que leCaucase.

Le juste, méprisé comme un ver qu’onécrase,

M’éblouit d’autant plus que nous leblasphémons.

Ce que les froids bourreaux à faces dedémons

Mêlent avec leur main monstrueuse etservile

À l’exécution pour la rendre plus vile,

Grandit le patient au regard de l’esprit.

Ô croix ! les deux voleurs sont deuxrayons du Christ !

*

Ainsi, tous les souffrants m’ont apparusplendides,

Satisfaits, radieux, doux, souverains,candides,

Heureux, la plaie au sein, la joie aucœur ; les uns

Jetés dans la fournaise et devenantparfums,

Ceux-là jetés aux nuits et devenantaurores ;

Les croyants, dévorés dans les cirquessonores,

Râlaient un chant, aux pieds des bêtesétouffés ;

Les penseurs souriaient aux noirsautodafés,

Aux glaives, aux carcans, aux chemises desoufre ;

Et je me suis alors écrié : Qui doncsouffre ?

Pour qui donc, si le sort, ô Dieu, n’est pasmoqueur,

Toute cette pitié que tu m’as mise aucœur ?

Qu’en dois-je faire ? à qui faut-il queje la garde ?

Où sont les malheureux ? – et Dieu m’adit : – Regarde.

*

Et j’ai vu des palais, des fêtes, desfestins,

Des femmes qui mêlaient leurs blancheurs auxsatins,

Des murs hautains ayant des jaspes pourécorces,

Des serpents d’or roulés dans des colonnestorses,

Avec de vastes dais pendant aux grandsplafonds ;

Et j’entendais chanter : –Jouissons ! triomphons ! –

Et les lyres, les luths, les clairons dont lecuivre

À l’air de se dissoudre en fanfare et devivre,

Et l’orgue, devant qui l’ombre écoute et setait,

Tout un orchestre énorme et monstrueuxchantait ;

Et ce triomphe était rempli d’hommessuperbes

Qui riaient et portaient toute la terre engerbes,

Et dont les fronts dorés, brillants,audacieux,

Fiers, semblaient s’achever en astres dans lescieux.

Et, pendant qu’autour d’eux des voixcriaient : – Victoire

À jamais ! à jamais force, puissance etgloire !

Et fête dans la ville ! et joie à lamaison ! –

Je voyais, au-dessus du livide horizon,

Trembler le glaive immense et sombre del’archange.

Ils s’épanouissaient dans une auroreétrange,

Ils vivaient dans l’orgueil comme dans leurcité,

Et semblaient ne sentir que leur félicité.

Et Dieu les a tous pris alors l’un aprèsl’autre,

Le puissant, le repu, l’assouvi qui sevautre,

Le czar dans son Kremlin, l’iman au bord duNil,

Comme on prend les petits d’un chien dans unchenil,

Et, comme il fait le jour sous les vaguesmarines,

M’ouvrant avec ses mains ces profondespoitrines,

Et, fouillant de son doigt de rayonspénétré

Leurs entrailles, leur foie et leurs reins,m’a montré

Des hydres qui rongeaient le dedans de cesâmes.

Et j’ai vu tressaillir ces hommes et cesfemmes ;

Leur visage riant comme un masque esttombé,

Et leur pensée, un monstre effroyable etcourbé,

Une naine hagarde, inquiète, bourrue,

Assise sous leur crâne affreux, m’estapparue.

Alors, tremblant, sentant chanceler mesgenoux,

Je leur ai demandé : « Mais qui doncêtes-vous ? »

Et ces êtres n’ayant presque plus faced’homme

M’ont dit : « Nous sommes ceux quifont le mal ; et, comme

« C’est nous qui le faisons, c’est nousqui le souffrons ! »

*

Oh ! le nuage vain des pleurs et desaffronts

S’envole, et la douleur passe en criant :Espère !

Vous me l’avez fait voir et toucher, ô vous,Père,

Juge, vous le grand juste et vous le grandclément !

Le rire du succès et du triomphement ;

Un invisible doigt caressant se promène

Sous chacun des chaînons de la misèrehumaine ;

L’adversité soutient ceux qu’elle faitlutter ;

L’indigence est un bien pour qui sait lagoûter ;

L’harmonie éternelle autour du pauvrevibre

Et le berce ; l’esclave, étant une âme,est libre,

Et le mendiant dit : Je suis riche, ayantDieu.

L’innocence aux tourments jette ce cri :C’est peu.

La difformité rit dans Ésope, et la fièvre

Dans Scarron ; l’agonie ouvre aux hymnessa lèvre ;

Quand je dis : « La douleur est-elleun mal ? » Zénon

Se dresse devant moi, paisible, et medit : « Non. »

Oh ! le martyre est joie et transport, lesupplice

Est volupté, les feux du bûcher sontdélice,

La souffrance est plaisir, la torture estbonheur ;

Il n’est qu’un malheureux : c’est leméchant, Seigneur.

*

Aux premiers jours du monde, alors que lanuée,

Surprise, contemplait chaque chose créée,

Alors que sur le globe, où le mal avaitcrû,

Flottait une lueur de l’Eden disparu,

Quand tout encor semblait être remplid’aurore,

Quand sur l’arbre du temps les ans venaientd’éclore,

Sur la terre, où la chair avec l’esprit sefond,

Il se faisait le soir un silence profond,

Et le désert, les bois, l’onde aux vastesrivages,

Et les herbes des champs, et les bêtessauvages,

Émus, et les rochers, ces ténébreuxcachots,

Voyaient, d’un antre obscur couvert d’arbressi hauts

Que nos chênes auprès sembleraient desarbustes,

Sortir deux grands vieillards, nus, sinistres,augustes.

C’étaient Ève aux cheveux blanchis, et sonmari,

Le pâle Adam, pensif, par le travailmeurtri,

Ayant la vision de Dieu sous sa paupière.

Ils venaient tous les deux s’asseoir sur unepierre,

En présence des monts fauves et soucieux,

Et de l’éternité formidable des cieux.

Leur œil triste rendait la naturefarouche ;

Et là, sans qu’il sortît un souffle de leurbouche,

Les mains sur leurs genoux et se tournant ledos,

Accablés comme ceux qui portent desfardeaux,

Sans autre mouvement de vie extérieure

Que de baisser plus bas la tête d’heure enheure,

Dans une stupeur morne et fatale absorbés,

Froids, livides, hagards, ils regardaient,courbés

Sous l’être illimité sans figure et sansnombre,

L’un, décroître le jour, et l’autre, grandirl’ombre,

Et, tandis que montaient lesconstellations,

Et que la première onde aux premiersalcyons

Donnait sous l’infini le long baisernocturne,

Et qu’ainsi que des fleurs tombant à flotsd’une urne,

Les astres fourmillants emplissaient le cielnoir,

Ils songeaient, et, rêveurs, sans entendre,sans voir,

Sourds aux rumeurs des mers d’où l’ouragans’élance,

Toute la nuit, dans l’ombre, ils pleuraient ensilence ;

Ils pleuraient tous les deux, aïeux du genrehumain,

Le père sur Abel, la mère sur Caïn.

Marine-Terrace, septembre 1855.

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