Les Contemplations

III. – Écrit en 1846

 

« … Je vous ai vu enfant, monsieur, chezvotre respectable mère, et nous sommes même un peu parents, jecrois. J’ai applaudi à vos premières odes, la Vendée, LouisXVII… Dès 1827, dans votre ode dite À la colonne,vous désertiez les saines doctrines, vous abjuriez lalégitimité ; la faction libérale battait des mains à votreapostasie. J’en gémissais… Vous êtes aujourd’hui, monsieur, endémagogie pure, en plein jacobinisme. Votre discours d’anarchistesur les affaires de Galicie est plus digne du tréteau d’uneConvention que de la tribune d’une chambre des pairs. Vous en êtesà la carmagnole… Vous vous perdez, je vous le dis. Quelle est doncvotre ambition ? Depuis ces beaux jours de votre adolescencemonarchique, qu’avez-vous fait ? oùallez-vous ?… »

(Lemarquis du C. d’E… – Lettre à Victor Hugo, Paris,1846.)

I

 

Marquis, je m’en souviens, vous veniez chez mamère.

Vous me faisiez parfois réciter magrammaire ;

Vous m’apportiez toujours quelque bonbonexquis ;

Et nous étions cousins quand on étaitmarquis.

Vous étiez vieux, j’étais enfant ; contrevos jambes

Vous me preniez, et puis, entre deuxdithyrambes

En l’honneur de Coblentz et des rois, vouscontiez

Quelque histoire de loups, de peupleschâtiés,

D’ogres, de jacobins, authentique etformelle,

Que j’avalais avec vos bonbons, pêle-mêle,

Et que je dévorais de fort bon appétit

Quand j’étais royaliste et quand j’étaispetit.

J’étais un doux enfant, le grain d’honnêtehomme.

Quand, plein d’illusions, crédule, simple, ensomme,

Droit et pur, mes deux yeux sur l’idéalouverts,

Je bégayais, songeur naïf, mes premiersvers,

Marquis, vous leur trouviez un arrière-goûtfauve,

Les Grâces vous ayant nourri dans leuralcôve ;

Mais vous disiez : « Pas mal !bien ! c’est quelqu’un qui naît ! »

Et, souvenir sacré ! ma mèrerayonnait.

Je me rappelle encor de quel accent mamère

Vous disait : « Bonjour. »Aube ! avril ! joie éphémère !

Où donc est ce sourire ? où donc estcette voix ?

Vous fuyez donc ainsi que les feuilles desbois,

Ô baisers d’une mère ! aujourd’hui, monfront sombre,

Le même front, est là, pensif, avec del’ombre,

Et les baisers de moins et les rides deplus !

Vous aviez de l’esprit, marquis. Flux etreflux,

Heur, malheur, vous avaient laissé l’âme asseznette ;

Riche, pauvre, écuyer de Marie-Antoinette,

Émigré, vous aviez, dans ce tempsincertain,

Bien supporté le chaud et le froid dudestin.

Vous haïssiez Rousseau, mais vous aimiezVoltaire.

Pigault-Lebrun allait à votre goûtaustère,

Mais Diderot était digne du pilori.

Vous détestiez, c’est vrai, madameDubarry,

Tout en divinisant Gabrielle d’Estrée.

Pas plus que Sévigné, la marquise lettrée,

Ne s’étonnait de voir, douce femme rêvant,

Blêmir au clair de lune et trembler dans levent,

Aux arbres du chemin, parmi les feuillesjaunes,

Les paysans pendus par ce bon duc deChaulnes,

Vous ne preniez souci des manants qu’onabat

Par la force, et du pauvre écrasé sous lebât.

Avant quatre-vingt-neuf, galantincendiaire,

Vous portiez votre épée en quart decivadière ;

La poudre blanchissait votre dos develours ;

Vous marchiez sur le peuple à pas légers – etlourds.

Quoique les vieux abus n’eussent rien qui vousblesse,

Jeune, vous aviez eu, vous, toute lanoblesse,

Montmorency, Choiseul, Noaille, espritscharmants,

Avec la royauté des querellesd’amants ;

Brouilles, roucoulements ; Bérénice avecTite.

La Révolution vous plut toutepetite ;

Vous emboîtiez le pas derrièreTalleyrand ;

Le monstre vous sembla d’abord forttransparent,

Et vous l’aviez tenu sur les fonts debaptême.

Joyeux, vous aviez dit au nouveau-né : Jet’aime !

Ligue ou Fronde, remède au déficit,protêt,

Vous ne saviez pas trop au fond ce quec’était ;

Mais vous battiez des mains gaîment, quandLafayette

Fit à Léviathan sa première layette.

Plus tard, la peur vous prit quand surgit leflambeau.

Vous vîtes la beauté du tigre Mirabeau.

Vous nous disiez, le soir, près du feu quipétille,

Paris de sa poitrine arrachant laBastille,

Le faubourg Saint-Antoine accourant ensabots,

Et ce grand peuple, ainsi qu’un spectre destombeaux,

Sortant, tout effaré, de son antiqueopprobre,

Et le vingt juin, le dix août, le sixoctobre,

Et vous nous récitiez les quatrains queBoufflers

Mêlait en souriant à ces blêmes éclairs.

Car vous étiez de ceux qui, d’abord, necomprirent

Ni le flot, ni la nuit, ni la France, et quirirent ;

Qui prenaient tout cela pour des jeuxinnocents ;

Qui, dans l’amas plaintif des sièclesrugissants

Et des hommes hagards, ne voyaient qu’unemeute ;

Qui, légers, à la foule, à la faim, àl’émeute,

Donnaient à deviner l’énigme dusalon ;

Et qui, quand le ciel noir s’emplissaitd’aquilon,

Quand, accroupie au seuil du mystèreinsondable,

La Révolution se dressait formidable,

Sceptiques, sans voir l’ongle et l’œil fauvequi luit,

Distinguant mal sa face étrange dans lanuit,

Presque prêts à railler l’obscuritédifforme,

Jouaient à la charade avec le sphinxénorme.

Vous nous disiez : « Queldeuil ! les gueux, les mécontents,

« Ont fait rage ; on n’a pas sus’arrêter à temps.

« Une transaction eût tout sauvépeut-être.

« Ne peut-on être libre et le roi restermaître ?

« Le peuple conservant le trône eût étégrand. »

Puis vous deveniez triste et morne ; et,murmurant :

« Les plus sages n’ont pu sauver ce bonvieux trône.

« Tout est mort ; ces grands rois,ce Paris Babylone,

« Montespan et Marly, Maintenon etSaint-Cyr ! »

Vous pleuriez. – Et, grand Dieu !pouvaient-ils réussir,

Ces hommes qui voulaient, combinant vingtrégimes,

La loi qui nous froissa, l’abus dont nousrougîmes,

Vieux codes, vieilles mœurs, droit divin,nation,

Chausser de royauté la Révolution ?

La patte du lion creva cettepantoufle !

II

 

Puis vous m’avez perdu de vue ; un ventqui souffle

Disperse nos destins, nos jours, notreraison,

Nos cœurs, aux quatre coins du lividehorizon ;

Chaque homme dans sa nuit s’en va vers salumière.

La seconde âme en nous se greffe à lapremière ;

Toujours la même tige avec une autrefleur.

J’ai connu le combat, le labeur, ladouleur,

Les faux amis, ces nœuds qui deviennentcouleuvres ;

J’ai porté deuils sur deuils ; j’ai misœuvres sur œuvres ;

Vous ayant oublié, je ne le cache pas,

Marquis ; soudain j’entends dans mamaison un pas,

C’est le vôtre, et j’entends une voix, c’estla vôtre,

Qui m’appelle apostat, moi qui me crusapôtre !

Oui, c’est bien vous ; ayant peur jusqu’àla fureur,

Fronsac vieux, le marquis happé par laTerreur,

Haranguant à mi-corps dans l’hydre quil’avale.

L’âge ayant entre nous conservél’intervalle

Qui fait que l’homme reste enfant pour levieillard,

Ne me voyant d’ailleurs qu’à travers unbrouillard,

Vous criez, l’œil hagard et vous fâchant toutrouge :

« Ah ! çà ! qu’est-ce que c’estque ce brigand ? Il bouge ! »

Et du poing, non du doigt, vous montrez vosaïeux ;

Et vous me rappelez ma mère, furieux.

– Je vous baise, ô pieds froids de mamère endormie !

Et, vous exclamant : « Honte !anarchie ! infamie !

« Siècle effroyable où nul ne veut setenir coi ! »

Me demandant comment, me demandantpourquoi,

Remuant tous les morts qui gisent sous lapierre,

Citant Lambesc, Marat, Charette etRobespierre,

Vous me dites d’un ton qui n’a plus riend’urbain :

« Ce gueux est libéral ! ce montreest jacobin !

« Sa voix à des chansons de carrefours’éraille.

« Pourquoi regardes-tu par-dessus lamuraille ?

« Où vas-tu ? d’où viens-tu ?qui te rend si hardi ?

« Depuis qu’on ne t’a vu, qu’as-tufait ? »

J’ai grandi.

Quoi ! parce que je suis né dans ungroupe d’hommes

Qui ne voyaient qu’enfers, Gomorrhes etSodomes,

Hors des anciennes mœurs et des antiquesfois ;

Quoi ! parce que ma mère, en Vendéeautrefois,

Sauva dans un seul jour la vie à douzeprêtres ;

Parce qu’enfant sorti de l’ombre desancêtres,

Je n’ai su tout d’abord que ce qu’ils m’ontappris,

Qu’oiseau dans le passé comme en un filetpris,

Avant de m’échapper à travers le bocage,

J’ai dû laisser pousser mes plumes dans macage ;

Parce que j’ai pleuré, – j’en pleure encor,qui sait ? –

Sur ce pauvre petit nommé LouisDix-Sept ;

Parce qu’adolescent, âme à faux jourguidée,

J’ai trop peu vu la France et trop vu laVendée ;

Parce que j’ai loué l’héroïsme breton,

Chouan et non Marceau, Stofflet et nonDanton,

Que les grands paysans m’ont caché les grandshommes,

Et que j’ai fort mal lu, d’abord, l’ère oùnous sommes,

Parce que j’ai vagi des chants de royauté,

Suis-je à toujours rivé dansl’imbécillité ?

Dois-je crier : Arrière ! à monsiècle ; – à l’idée :

Non ! – à la vérité : Va-t’en,dévergondée ! –

L’arbre doit-il pour moi n’être qu’ungoupillon ?

Au sein de la nature, immense tourbillon,

Dois-je vivre, portant l’ignorance enécharpe,

Cloîtré dans Loriquet et muré dansLaharpe ?

Dois-je exister sans être et regarder sansvoir ?

Et faut-il qu’à jamais pour moi, quand vientle soir,

Au lieu de s’étoiler, le ciel sefleurdelise ?

III

 

Car le roi masque Dieu même dans sonéglise,

L’azur,

IV

 

Écoutez-moi.J’ai vécu ; j’ai songé.

La vie en larmes m’a doucement corrigé.

Vous teniez mon berceau dans vos mains, etvous fîtes

Ma pensée et ma tête en vos rêvesconfites.

Hélas ! j’étais la roue et vous étiezl’essieu.

Sur la vérité sainte, et la justice, etDieu,

Sur toutes les clartés que la raison nousdonne,

Par vous, par vos pareils, – et je vous lepardonne,

Marquis, – j’avais été tout de traversplacé.

J’étais en porte-à-faux, je me suisredressé.

La pensée est le droit sévère de la vie.

Dieu prend par la main l’homme enfant, et leconvie

À la classe qu’au fond des champs, au sein desbois,

Il fait dans l’ombre à tous les êtres à lafois.

J’ai pensé. J’ai rêvé près des flots, dans lesherbes,

Et les premiers courroux de mes odesimberbes

Sont d’eux-même en marchant tombés derrièremoi.

La nature devint ma joie et moneffroi ;

Oui, dans le même temps où vous faussiez malyre,

Marquis, je m’échappais et j’apprenais àlire

Dans cet hiéroglyphe énorme :l’univers.

Oui, j’allais feuilleter les champs toutgrands ouverts ;

Tout enfant, j’essayais d’épeler cettebible

Où se mêle, éperdu, le charmant auterrible ;

Livre écrit dans l’azur, sur l’onde et lechemin,

Avec la fleur, le vent, l’étoile ; etqu’en sa main

Tient la création au regard destatue ;

Prodigieux poëme où la foudre accentue

La nuit, où l’océan souligne l’infini.

Aux champs, entre les bras du grand chênebéni,

J’étais plus fort, j’étais plus doux, j’étaisplus libre ;

Je me mettais avec le monde enéquilibre ;

Je tâchais de savoir, tremblant, pâle,ébloui,

Si c’est Non que dit l’ombre à l’astre qui ditOui ;

Je cherchais à saisir le sens des phrasessombres

Qu’écrivaient sous mes yeux les formes et lesnombres ;

J’ai vu partout grandeur, vie, amour,liberté ;

Et j’ai dit : – Texte : Dieu ;contre-sens : royauté. –

La nature est un drame avec despersonnages :

J’y vivais ; j’écoutais, comme destémoignages,

L’oiseau, le lys, l’eau vive et la nuit quitombait.

Puis je me suis penché sur l’homme, autrealphabet.

Le mal m’est apparu, puissant, joyeux,robuste,

Triomphant ; je n’avais qu’unesoif : être juste ;

Comme on arrête un gueux volant sur lechemin,

Justicier indigné, j’ai pris le cœurhumain

Au collet, et j’ai dit : Pourquoi lefiel, l’envie,

La haine ? Et j’ai vidé les poches de lavie.

Je n’ai trouvé dedans que deuil, misère,ennui.

J’ai vu le loup mangeant l’agneau, dire :Il m’a nui !

Le vrai boitant ; l’erreur haute de centcoudées ;

Tous les cailloux jetés à toutes lesidées.

Hélas ! j’ai vu la nuit reine, et, defers chargés,

Christ, Socrate, Jean Huss, Colomb ; lespréjugés

Sont pareils aux buissons que dans lasolitude

On brise pour passer : toute lamultitude

Se redresse et vous mord pendant qu’on encourbe un.

Ah ! malheur à l’apôtre et malheur autribun !

On avait eu bien soin de me cacherl’histoire ;

J’ai lu ; j’ai comparé l’aube avec lanuit noire

Et les quatre-vingt-treize auxSaint-Barthélemy ;

Car ce quatre-vingt-treize où vous avezfrémi,

Qui dut être, et que rien ne peut plus faireéclore,

C’est la lueur de sang qui se mêle àl’aurore.

Les Révolutions, qui viennent tout venger,

Font un bien éternel dans leur malpassager.

Les Révolutions ne sont que la formule

De l’horreur qui, pendant vingt règness’accumule.

Quand la souffrance a pris de lugubresampleurs ;

Quand les maîtres longtemps ont fait, surl’homme en pleurs,

Tourner le Bas-Empire avec le Moyen Age,

Du midi dans le nord formidableengrenage ;

Quand l’histoire n’est plus qu’un tas noir detombeaux,

De Crécys, de Rosbachs, becquetés descorbeaux ;

Quand le pied des méchants règne et courbe latête

Du pauvre partageant dans l’auge avec labête ;

Lorsqu’on voit aux deux bouts de l’affreuseBabel

Louis Onze et Tristan, Louis Quinze etLebel ;

Quand le harem est prince et l’échafaudministre ;

Quand toute chair gémit ; quand la lunesinistre

Trouve qu’assez longtemps l’herbe humaine afléchi,

Et qu’assez d’ossements aux gibets ontblanchi ;

Quand le sang de Jésus tombe en vain, goutte àgoutte,

Depuis dix-huit cents ans, dans l’ombre quil’écoute ;

Quand l’ignorance a même aveuglél’avenir ;

Quand, ne pouvant plus rien saisir et rientenir,

L’espérance n’est plus que le tronçon del’homme ;

Quand partout le supplice à la fois seconsomme,

Quand la guerre est partout, quand la haineest partout,

Alors, subitement, un jour, debout,debout !

Les réclamations de l’ombre misérable,

La géante douleur, spectreincommensurable,

Sortent du gouffre ; un cri s’entend surles hauteurs ;

Les mondes sociaux heurtent leurséquateurs ;

Tout le bagne effrayant des parias selève ;

Et l’on entend sonner les fouets, les fers, leglaive,

Le meurtre, le sanglot, la faim, lehurlement,

Tout le bruit du passé, dans cedéchaînement !

Dieu dit au peuple : Va ! l’ardenttocsin qui râle,

Secoue avec sa corde obscure et sépulcrale

L’église et son clocher, le Louvre et sonbeffroi ;

Luther brise le pape et Mirabeau leroi !

Tout est dit. C’est ainsi que les vieux mondescroulent.

Oh ! l’heure vient toujours ! desflots sourds au loin roulent.

À travers les rumeurs, les cadavres, lesdeuils,

L’écume, et les sommets qui deviennentécueils,

Les siècles devant eux poussent,désespérées,

Les Révolutions, monstrueuses marées,

Océans faits des pleurs de tout le genrehumain.

V

 

Ce sont les rois qui font les gouffres ;mais la main

Qui sema, ne veut pas accepter larécolte ;

Le fer dit que le sang qui jaillit, serévolte.

Voilà ce que m’apprit l’histoire. Oui, c’estcruel,

Ma raison a tué mon royalisme en duel.

Me voici jacobin. Que veut-on que j’yfasse ?

Le revers du louis dont vous aimez laface,

M’a fait peur. En allant librement devantmoi,

En marchant, je le sais, j’afflige votrefoi,

Votre religion, votre cause éternelle,

Vos dogmes, vos aïeux, vos dieux, votreflanelle,

Et dans vos bons vieux os, faitsd’immobilité,

Le rhumatisme antique appelé royauté.

Je n’y puis rien. Malgré menins etmajordomes,

Je ne crois plus aux rois propriétairesd’hommes ;

N’y croyant plus, je fais mon devoir, je ledis.

Marc-Aurèle écrivait : « Je metrompai jadis ;

« Mais je ne laisse pas, allant au juste,au sage,

« Mes erreurs d’autrefois me barrer lepassage. »

Je ne suis qu’un atome, et je fais commelui ;

Marquis, depuis vingt ans, je n’ai, commeaujourd’hui,

Qu’une idée en l’esprit : servir la causehumaine.

La vie est une cour d’assises ; onamène

Les faibles à la barre accouplés auxpervers.

J’ai, dans le livre, avec le drame, en prose,en vers,

Plaidé pour les petits et pour lesmisérables ;

Suppliant les heureux et lesinexorables ;

J’ai réhabilité le bouffon, l’histrion,

Tous les damnés humains, Triboulet,Marion,

Le laquais, le forçat et laprostituée ;

Et j’ai collé ma bouche à toute âme tuée,

Comme font les enfants, anges aux cheveuxd’or,

Sur la mouche qui meurt, pour qu’elle voleencor.

Je me suis incliné sur tout ce quichancelle,

Tendre, et j’ai demandé la grâceuniverselle ;

Et, comme j’irritais beaucoup de gensainsi,

Tandis qu’en bas peut-être on me disait :Merci,

J’ai recueilli souvent, passant dans lesnuées,

L’applaudissement fauve et sombre deshuées ;

J’ai réclamé des droits pour la femme etl’enfant ;

J’ai tâché d’éclairer l’homme en leréchauffant ;

J’allais criant : Science !écriture ! parole !

Je voulais résorber le bagne parl’école ;

Les coupables pour moi n’étaient que destémoins.

Rêvant tous les progrès, je voyais luiremoins

Que le front de Paris la tiare de Rome.

J’ai vu l’esprit humain libre, et le cœur del’homme

Esclave ; et j’ai voulu l’affranchir àson tour,

Et j’ai tâché de mettre en libertél’amour.

Enfin, j’ai fait la guerre à la Grèvehomicide,

J’ai combattu la mort, comme l’antiqueAlcide ;

Et me voilà ; marchant toujours, ayantconquis,

Perdu, lutté, souffert. – Encore un mot,marquis,

Puisque nous sommes là causant entre deuxportes.

On peut être appelé renégat de deuxsortes :

En se faisant païen, en se faisantchrétien.

L’erreur est d’un aimable et galantentretien.

Qu’on la quitte, elle met les deux poings sursa hanche.

La vérité, si douce aux bons, mais rude etfranche,

Quand pour l’or, le pouvoir, la pourpre qu’onrevêt,

On la trahit, devient le spectre duchevet.

L’une est la harengère, et l’autre estl’euménide.

Et ne nous fâchons point. Bonjour,Epiménide.

Le passé ne veut pas s’en aller. Ilrevient

Sans cesse sur ses pas, reveut, reprend,retient,

Use à tout ressaisir ses ongles noirs ;fait rage ;

Il gonfle son vieux flot, souffle son vieilorage,

Vomit sa vieille nuit, crie : Àbas ! crie : À mort !

Pleure, tonne, tempête, éclate, hurle,mord.

L’avenir souriant lui dit : Passe,bonhomme.

L’immense renégat d’Hier, marquis, senomme

Demain ; mai tourne bride et plante làl’hiver ;

Qu’est-ce qu’un papillon ? le déserteurdu ver ;

Falstaff se range ? il est l’apostat desribotes ;

Mes pieds, ces renégats, quittent mes vieillesbottes ;

Ah ! le doux renégat des haines, c’estl’amour.

À l’heure où, débordant d’incendie et dejour,

Splendide, il s’évada de leurs cachotsfunèbres,

Le soleil frémissant renia les ténèbres.

Ô marquis peu semblable aux anciens baronsloups,

Ô Français renégat du Celte,embrassons-nous.

Vous voyez bien, marquis, que vous aviez tropd’ire.

VI

 

Rien, au fond de mon cœur, puisqu’il faut leredire,

Non, rien n’a varié ; je suis toujourscelui

Qui va droit au devoir, dès que l’honnête alui,

Qui, comme Job, frissonne aux vents, fragilearbuste,

Mais veut le bien, le vrai, le beau, le grand,le juste.

Je suis cet homme-là, je suis cetenfant-là.

Seulement, un matin, mon esprit s’envola,

Je vis l’espace large et pur qui nousréclame ;

L’horizon a changé, marquis, mais non pasl’âme.

Rien au dedans de moi, mais tout autour demoi.

L’histoire m’apparut, et je compris la loi

Des générations, cherchant Dieu, portantl’arche,

Et montant l’escalier immense marche àmarche.

Je restai le même œil, voyant un autreciel.

Est-ce ma faute, à moi, si l’azur éternel

Est plus grand et plus bleu qu’un plafond deVersailles ?

Est-ce ma faute, à moi, mon Dieu, si tutressailles

Dans mon cœur frémissant, à ce cri :Liberté !

L’œil de cet homme a plus d’aurore et declarté,

Tant pis ! prenez-vous-en à l’aubesolennelle.

C’est la faute au soleil et non à laprunelle.

Vous dites : Où vas-tu ? Jel’ignore ; et j’y vais.

Quand le chemin est droit, jamais il n’estmauvais.

J’ai devant moi le jour et j’ai la nuitderrière ;

Et cela me suffit ; je brise labarrière.

Je vois, et rien de plus ; je crois, etrien de moins.

Mon avenir à moi n’est pas un de messoins.

Les hommes du passé, les combattants del’ombre,

M’assaillent ; je tiens tête, et sanscompter leur nombre,

À ce choc inégal et parfois hasardeux.

Mais, Longwood et Goritz m’en sont témoinstous deux,

Jamais je n’outrageai la proscriptionsainte.

Le malheur, c’est la nuit ; dans cetteauguste enceinte,

Les hommes et les cieux paraissentétoilés.

Les derniers rois l’ont su quand ils s’en sontallés.

Jamais je ne refuse, alors que le soirtombe,

Mes larmes à l’exil, mes genoux à latombe ;

J’ai toujours consolé qui s’estévanoui ;

Et, dans leurs noirs cercueils, leur tête medit oui.

Ma mère aussi le sait ! et de plus, avecjoie,

Elle sait les devoirs nouveaux que Dieum’envoie ;

Car, étant dans la fosse, elle aussi voit levrai.

Oui, l’homme sur la terre est un ange àl’essai ;

Aimons ! servons ! aidons !luttons ! souffrons ! Ma mère

Sait qu’à présent je vis hors de toutechimère ;

Elle sait que mes yeux au progrès sontouverts,

Que j’attends les périls, l’épreuve, lesrevers,

Que je suis toujours prêt, et que je hâtel’heure

De ce grand lendemain : l’humanitémeilleure !

Qu’heureux, triste, applaudi, chassé, vaincu,vainqueur,

Rien de ce but profond ne distraira moncœur,

Ma volonté, mes pas, mes cris, mes vœux, maflamme !

Ô saint tombeau, tu vois dans le fond de monâme !

Oh ! jamais, quel que soit le sort, ledeuil, l’affront,

La conscience en moi ne baissera lefront ;

Elle marche sereine, indestructible etfière ;

Car j’aperçois toujours, conseil lointain,lumière,

À travers mon destin, quel que soit lemoment,

Quel que soit le désastre oul’éblouissement,

Dans le bruit, dans le vent orageux quim’emporte,

Dans l’aube, dans la nuit, l’œil de ma mèremorte !

Paris, juin 1846.

Écrit en 1855

 

J’ajoute un post-scriptum après neuf ans.J’écoute ;

Êtes-vous toujours là ? Vous êtes mortsans doute,

Marquis ; mais d’où je suis on peutparler aux morts.

Ah ! votre cercueil s’ouvre : – Oùdonc es-tu ? – Dehors.

Comme vous. – Es-tu mort ? – Presque.J’habite l’ombre ;

Je suis sur un rocher qu’environne l’eausombre,

Écueil rongé des flots, de ténèbreschargé,

Où s’assied, ruisselant, le blêmenaufragé.

– Eh bien, me dites-vous, après ? –La solitude

Autour de moi toujours a la mêmeattitude ;

Je ne vois que l’abîme, et la mer, et lescieux,

Et les nuages noirs qui vontsilencieux ;

Mon toit, la nuit, frissonne, et l’ouragan lemêle

Aux souffles effrénés de l’onde et de lagrêle ;

Quelqu’un semble clouer un crêpe àl’horizon ;

L’insulte bat de loin le seuil de mamaison ;

Le roc croule sous moi dès que mon pied s’ypose ;

Le vent semble avoir peur de m’approcher, etn’ose

Me dire qu’en baissant la voix et qu’àdemi

L’adieu mystérieux que me jette un ami.

La rumeur des vivants s’éteint diminuée.

Tout ce que j’ai rêvé s’est envolé,nuée !

Sur mes jours devenus fantômes, pâle etseul,

Je regarde tomber l’infini, ce linceul. –

Et vous dites : – Après ? – Sous unmont qui surplombe,

Près des flots, j’ai marqué la place de matombe ;

Ici, le bruit du gouffre est tout ce qu’onentend ;

Tout est horreur et nuit. – Après ? – Jesuis content.

Jersey, janvier 1855.

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