Les Contemplations

XXIX. – Halte en marchant

 

Une brume couvrait l’horizon ;maintenant,

Voici le clair midi qui surgitrayonnant ;

Le brouillard se dissout en perles sur lesbranches,

Et brille, diamant, au collier despervenches.

Le vent souffle à travers les arbres, sur lestoits

Du hameau noir cachant ses chaumes dans lesbois ;

Et l’on voit tressaillir, épars dans lesramées,

Le vague arrachement des tremblantesfumées ;

Un ruisseau court dans l’herbe, entre deuxhauts talus,

Sous l’agitation des sauleschevelus ;

Un orme, un hêtre, anciens du vallon, arbresfrères

Qui se donnent la main des deux rivescontraires,

Semblent, sous le ciel bleu, dire : À labonne foi !

L’oiseau chante son chant plein d’amour etd’effroi,

Et du frémissement des feuilles et desailes ;

L’étang luit sous le vol des vertesdemoiselles.

Un bouge est là, montrant, dans la sauge et lethym,

Un vieux saint souriant parmi des brocsd’étain,

Avec tant de rayons et de fleurs sur laberge,

Que c’est peut-être un temple ou peut-être uneauberge.

Que notre bouche ait soif, ou que ce soit lecœur,

Gloire au Dieu bon qui tend la coupe auvoyageur !

Nous entrons. « Qu’avez-vous ? – Desœufs frais, de l’eau fraîche. »

On croit voir l’humble toit effondré d’unecrèche.

À la source du pré, qu’abrite un vertrideau,

Une enfant blonde alla remplir sa jarred’eau,

Joyeuse et soulevant son jupon de futaine.

Pendant qu’elle plongeait sa cruche à lafontaine,

L’eau semblait admirer, gazouillantdoucement,

Cette belle petite aux yeux de firmament.

Et moi, près du grand lit drapé de vieillesserges,

Pensif, je regardais un Christ battu deverges.

Eh ! qu’importe l’outrage aux martyrséclatants,

Affront de tous les lieux, crachat de tous lestemps,

Vaine clameur d’aveugle, éternelle huée

Où la foule toujours s’est follementruée !

Plus tard, le vagabond flagellé devientDieu.

Ce front noir et saignant semble fait de cielbleu,

Et, dans l’ombre, éclairant palais, temple,masure,

Le crucifix blanchit et Jésus-Christs’azure.

La foule un jour suivra vos pas ; allez,saignez,

Souffrez, penseurs, des pleurs de vosbourreaux baignés !

Le deuil sacre les saints, les sages, lesgénies ;

La tremblante auréole éclôt aux gémonies,

Et, sur ce vil marais, flotte, lueur duciel,

Du cloaque de sang feu follet éternel.

Toujours au même but le même sortramène :

Il est, au plus profond de notre histoirehumaine,

Une sorte de gouffre, où viennent, tour àtour,

Tomber tous ceux qui sont de la vie et dujour,

Les bons, les purs, les grands, les divins,les célèbres,

Flambeaux échevelés au souffle desténèbres ;

Là se sont engloutis les Dantes disparus,

Socrate, Scipion, Milton, Thomas Morus,

Eschyle, ayant aux mains des palmesfrissonnantes.

Nuit d’où l’on voit sortir leurs mémoiresplanantes !

Car ils ne sont complets qu’après qu’ils sontdéchus.

De l’exil d’Aristide au bûcher de JeanHuss,

Le genre humain pensif – c’est ainsi que noussommes –

Rêve ébloui devant l’abîme des grandshommes.

Ils sont, telle est la loi des hauts destinspenchant,

Tes semblables, soleil ! leur gloire estleur couchant ;

Et, fier Niagara dont le flot gronde etlutte,

Tes pareils : ce qu’ils ont de plus beau,c’est leur chute.

Un de ceux qui liaient Jésus-Christ aupoteau,

Et qui, sur son dos nu, jetaient un vilmanteau,

Arracha de ce front tranquille une poignée

De cheveux qu’inondait la sueur résignée,

Et dit : « Je vais montrer à Caïphecela ! »

Et, crispant son poing noir, cet homme s’enalla.

La nuit était venue et la rue étaitsombre ;

L’homme marchait ; soudain, il s’arrêtadans l’ombre,

Stupéfait, pâle, et comme en proie auxvisions,

Frémissant ! – Il avait dans la main desrayons.

Forêt de Compiègne, juin 1837.

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