XIX. – Voyage de nuit
On conteste, on dispute, on proclame, onignore.
Chaque religion est une tour sonore ;
Ce qu’un prêtre édifie, un prêtre ledétruit ;
Chaque temple, tirant sa corde dans lanuit,
Fait, dans l’obscurité sinistre etsolennelle,
Rendre un son différent à la clocheéternelle.
Nul ne connaît le fond, nul ne voit lesommet.
Tout l’équipage humain semble endémence ; on met
Un aveugle en vigie, un manchot à labarre,
À peine a-t-on passé du sauvage aubarbare,
À peine a-t-on franchi le plus noir del’horreur,
À peine a-t-on, parmi le vertige etl’erreur,
Dans ce brouillard où l’homme attend, songe etsoupire,
Sans sortir du mauvais, fait un pas hors dupire,
Que le vieux temps revient et nous mord lestalons,
Et nous crie : Arrêtez ! Socratedit : Allons !
Jésus-Christ dit : Plus loin ! et lesage et l’apôtre
S’en vont se demander dans le ciel l’un àl’autre
Quel goût a la ciguë et quel goût a lefiel.
Par moments, voyant l’homme ingrat, fourbe etcruel,
Satan lui prend la main sous le linceul del’ombre.
Nous appelons science un tâtonnementsombre.
L’abîme, autour de nous, lugubretremblement,
S’ouvre et se ferme ; et l’œil s’effraieégalement
De ce qui s’engloutit et de ce quisurnage.
Sans cesse le progrès, roue au doubleengrenage,
Fait marcher quelque chose en écrasantquelqu’un.
Le mal peut être joie, et le poisonparfum.
Le crime avec la loi, morne etmélancolique,
Lutte ; le poignard parle, et l’échafaudréplique.
Nous entendons, sans voir la source ni lafin,
Derrière notre nuit, derrière notre faim,
Rire l’ombre Ignorance et la larve Misère.
Le lys a-t-il raison ? et l’astre est-ilsincère ?
Je dis oui, tu dis non. Ténèbres et rayons
Affirment à la fois. Doute, Adam ! nousvoyons
De la nuit dans l’enfant, de la nuit dans lafemme ;
Et sur notre avenir nous querellons notreâme ;
Et, brûlé, puis glacé, chaos, semoun,frimas,
L’homme de l’infini traverse les climats.
Tout est brume ; le vent souffle avec deshuées,
Et de nos passions arrache desnuées ;
Rousseau dit : L’homme monte ; et deMaistre : Il descend !
Mais, ô Dieu ! le navire énorme etfrémissant,
Le monstrueux vaisseau sans agrès et sansvoiles,
Qui flotte, globe noir, dans la mer desétoiles,
Et qui porte nos maux, fourmillementhumain,
Va, marche, vogue et roule, et connaît sonchemin ;
Le ciel sombre, où parfois la blancheur sembleéclore,
À l’effrayant roulis mêle un frissond’aurore,
De moment en moment le sort est moinsobscur,
Et l’on sent bien qu’on est emporté versl’azur.
Marine-Terrace, octobre 1855.