V
LOTI À SA SOEUR, À BRIGHBURY
Chère petite sœur,
J’ai été dur et ingrat de ne pas t’écrire plustôt. Je t’ai fait beaucoup de mal, tu le dis, et je le crois.Malheureusement, tout ce que j’ai écrit, je le pensais, et je lepense encore ; je ne puis rien maintenant contre ce mal que jet’ai fait ; j’ai eu tort seulement de te laisser voir au fondde mon cœur, mais tu l’avais voulu.
Je crois que tu m’aimes ; tes lettres mele prouveraient à défaut d’autres preuves. Moi aussi, je t’aime, tule sais.
Il faudrait m’intéresser à quelque chose,dis-tu ? à quelque chose de bon et d’honnête, et le prendre àcœur. Mais j’ai ma pauvre chère vieille mère ; elle estaujourd’hui un but dans ma vie, le but que je me suis donné àmoi-même. Pour elle, je me compose une certaine gaieté, un certaincourage : pour elle, je maintiens le côté positif etraisonnable de mon existence, je reste Loti, officier demarine.
Je suis de ton avis, je ne connais pas dechose plus repoussante qu’un vieux débauché qui s’en va de fatigueet d’usure, et qu’on abandonne. Mais je ne serai point cetobjet-là : quand je ne serai plus bien portant, ni jeune, niaimé, c’est alors que je disparaîtrai.
Seulement, tu ne m’as pas compris : quandj’aurai disparu, je serai mort.
Pour vous, pour toi, à mon retour, je ferai unsuprême effort. Quand je serai au milieu de vous, mes idéeschangeront ; si vous me choisissez une jeune fille que vousaimiez, je tâcherai de l’aimer, et de me fixer, pour l’amour devous, dans cette affection-là.
Puisque je t’ai parlé d’Aziyadé, je puis biente dire qu’elle est arrivée. – Elle m’aime de toute son âme, et nepense pas que je puisse me décider à la quitter jamais. – Samuelest revenu aussi ; tous deux m’entourent de tant d’amour, quej’oublie le passé et les ingrats, – un peu aussi les absents…