Les Contemplations

XXVI. – Quelques mots à un autre

 

On y revient ; il faut y revenirmoi-même.

Ce qu’on attaque en moi, c’est mon temps, etje l’aime.

Certe, on me laisserait en paix, passantobscur,

Si je ne contenais, atome de l’azur,

Un peu du grand rayon dont notre époque estfaite.

Hier le citoyen, aujourd’hui lepoëte ;

Le « romantique » après le« libéral ». – Allons,

Soit ; dans mes deux sentiers mordez mesdeux talons.

Je suis le ténébreux par qui toutdégénère.

Sur mon autre côté lancez l’autretonnerre.

Vous aussi, vous m’avez vu tout jeune, etvoici

Que vous me dénoncez, bonhomme, vousaussi ;

Me déchirant le plus allégrement du monde,

Par attendrissement pour mon enfanceblonde.

Vous me criez : « Comment,Monsieur ! qu’est-ce que c’est ?

« La stance va nu-pieds ! le drameest sans corset !

« La muse jette au vent sa robed’innocence !

« Et l’art crève la règle et dit :C’est la croissance ! »

Géronte littéraire aux aboiementsplaintifs,

Vous vous ébahissez, en versrétrospectifs,

Que ma voix trouble l’ordre, et que ceromantique

Vive, et que ce petit, à qui l’ArtPoétique

Avec tant de bonté donna le pain et l’eau,

Devienne si pesant aux genoux deBoileau !

Vous regardez mes vers, pourvus d’ongles etd’ailes,

Refusant de marcher derrière les modèles,

Comme après les doyens marchent les petitsclercs ;

Vous en voyez sortir de sinistreséclairs ;

Horreur ! et vous voilà poussant des crisd’hyène

À travers les barreaux de la Quotidienne.

Vous épuisez sur moi tout votre calepin,

Et le père Bouhours et le pèreRapin ;

Et, m’écrasant avec tous les noms qu’onvénère,

Vous lâchez le grand mot :Révolutionnaire.

Et, sur ce, les pédants en chœur disent :Amen !

On m’empoigne ; on me fait passer monexamen ;

La Sorbonne bredouille et l’écolegriffonne ;

De vingt plumes jaillit la colèrebouffonne :

« Que veulent ces affreuxnovateurs ? ça, des vers ?

« Devant leurs livres noirs, la nuit,dans l’ombre ouverts,

« Les lectrices ont peur au fond de leursalcôves.

« Le Pinde entend rugir leurs rimes bêtesfauves,

« Et frémit. Par leur faute, aujourd’huitout est mort ;

« L’alexandrin saisit la césure, et lamord ;

« Comme le sanglier dans l’herbe et dansla sauge,

« Au beau milieu du vers l’enjambementpatauge ;

« Que va-t-on devenir ? Richelets’obscurcit.

« Il faut à toute chose un magisterdixit.

« Revenons à la règle, et sortons del’opprobre ;

« L’Hippocrène est de l’eau ; donc,le beau, c’est le sobre.

« Les vrais sages, ayant la raison pourlien,

« Ont toujours consulté, sur l’art,Quintilien ;

« Sur l’algèbre, Leibnitz ; sur laguerre, Végèce. »

Quand l’impuissance écrit, elle signe :Sagesse.

Je ne vois pas pourquoi je ne vous diraispoint

Ce qu’à d’autres j’ai dit sans leur montrer lepoing.

Eh bien, démasquons-nous ! c’est vrai,notre âme est noire.

Sortons du domino nommé forme oratoire.

On nous a vus, poussant vers un autrehorizon

La langue, avec la rime entraînant laraison,

Lancer au pas de charge, en bataillesrangées,

Sur Laharpe éperdu, toutes ces insurgées.

Nous avons au vieux style attaché cebrûlot :

Liberté ! Nous avons, dans le mêmecomplot,

Mis l’esprit, pauvre diable, et le mot, pauvrehère ;

Nous avons déchiré le capuchon, la haire,

Le froc, dont on couvrait l’Idée aux yeuxdivins.

Tous ont fait rage en foule. Orateurs,écrivains,

Poëtes, nous avons, du doigt avançantl’heure,

Dit à la rhétorique : – Allons, fillemajeure ;

Lève les yeux ! – et j’ai, chantant,luttant, bravant,

Tordu plus d’une grille au parloir ducouvent ;

J’ai, torche en main, ouvert les deux battantsdu drame :

Pirates, nous avons, à la voile, à larame,

De la triple unité pris l’aridearchipel ;

Sur l’Hélicon tremblant j’ai battu lerappel.

Tout est perdu ! le vers vague sansmuselière !

À Racine effaré nous préféronsMolière ;

Ô pédants ! à Ducis nous préféronsRotrou.

Lucrèce Borgia sort brusquement d’un trou,

Et mêle des poisons hideux à vosguimauves ;

Le drame échevelé fait peur à vos frontschauves ;

C’est horrible ! oui, brigand, jacobin,malandrin,

J’ai disloqué ce grand niaisd’alexandrin ;

Les mots de qualité, les syllabesmarquises,

Vivaient ensemble au fond de leurs grottesexquises,

Faisant la bouche en cœur et ne parlantqu’entre eux,

J’ai dit aux mots d’en bas : Manchots,boiteux, goitreux,

Redressez-vous ! planez, et mêlez-vous,sans règles,

Dans la caverne immense et farouche desaigles !

J’ai déjà confessé ce tas decrimes-là ;

Oui, je suis Papavoine, Erostrate,Attila :

Après ?

Emportez-vous, et criez à la garde,

Brave homme ! tempêtez, tonnez ! jevous regarde.

Nos progrès prétendus vous semblentoutrageants ;

Vous détestez ce siècle où, quand il parle auxgens,

Le vers des trois saluts d’usage sedispense ;

Temps sombre où, sans pudeur, on écrit commeon pense,

Où l’on est philosophe et poëte crûment,

Où de ton vin sincère, adorable, écumant,

Ô sévère idéal, tous les songeurs sontivres.

Vous couvrez d’abat-jour, quand vous ouvreznos livres,

Vos yeux, par la clarté du mot proprebrûlés ;

Vous exécrez nos vers francs et vrais ;vous hurlez

De fureur en voyant nos strophes toutesnues.

Mais où donc est le temps des nymphesingénues,

Qui couraient dans les bois, et dont lanudité

Dansait dans la lueur des vagues soirsd’été ?

Sur l’aube nue et blanche, entr’ouvrant safenêtre,

Faut-il plisser la brume honnête et prude, etmettre

Une feuille de vigne à l’astre dansl’azur ?

Le flot, conque d’amour, est-il d’un goût peusûr ?

Ô Virgile, Pindare, Orphée ! est-ce qu’ongaze,

Comme une obscénité, les ailes de Pégase,

Qui semble, les ouvrant au haut du montbéni,

L’immense papillon du baiser infini ?

Est-ce que le soleil splendide est uncynique ?

La fleur a-t-elle tort d’écarter satunique ?

Calliope, planant derrière un pan descieux,

Fait donc mal de montrer à Dante soucieux

Ses seins éblouissants à travers lesétoiles ?

Vous êtes un ancien d’hier. Libre et sansvoiles,

Le grand Olympe nu vous ferait dire :Fi !

Vous mettez une jupe au Cupidonbouffi ;

Au clinquant, aux neuf sœurs en atours, auParnasse

De Titon du Tillet, votre goût esttenace ;

Les Ménades pour vous danseraient lecancan ;

Apollon vous ferait l’effet d’unMohican ;

Vous prendriez Vénus pour une sauvagesse.

L’âge – c’est là souvent toute notre sagesse–

A beau vous bougonner tout bas :« Vous avez tort,

« Vous vous ferez tousser si vous criezsi fort ;

« Pour quelques nouveautés sauvages etfortuites,

« Monsieur, ne troublez pas la paix devos pituites.

« Ces gens-ci vont leur train ;qu’est-ce que ça vous fait ?

« Ils ne trouvent que cendre au feu quivous chauffait.

« Pourquoi déclarez-vous la guerre à leurtapage ?

« Ce siècle est libéral comme vous fûtespage.

« Fermez bien vos volets, tirez bien vosrideaux,

« Soufflez votre chandelle, ettournez-lui le dos !

« Qu’est l’âme du vrai sage ? Unesourde-muette.

« Que vous importe, à vous, que tel outel poëte,

« Comme l’oiseau des cieux, veuille avoirsa chanson ;

« Et que tel garnement du Pinde,nourrisson

« Des Muses, au milieu d’un bruit decorybante,

« Marmot sombre, ait mordu leur gorge unpeu tombante ? »

Vous n’en tenez nul compte, et vous n’écoutezrien.

Voltaire, en vain, grand homme et peuvoltairien,

Vous murmure à l’oreille : « Ami, tunous assommes ! »

– Vous écumez ! – partant dececi : que nous, hommes

De ce temps d’anarchie et d’enfer, nousdonnons

L’assaut au grand Louis juché sur vingt grandsnoms ;

Vous dites qu’après tout nous perdons notrepeine,

Que haute est l’escalade et courte notrehaleine ;

Que c’est dit, que jamais nous neréussirons ;

Que Batteux nous regarde avec ses gros yeuxronds,

Que Tancrède est de bronze et qu’Hamlet est desable.

Vous déclarez Boileau perruqueindéfrisable ;

Et, coiffé de lauriers, d’un coup d’œil detravers,

Vous indiquez le tas d’ordures de nosvers,

Fumier où la laideur de ce siècle seguinde

Au pauvre vieux bon goût, ce balayeur duPinde ;

Et même, allant plus loin, vaillant, vous nouscriez :

« Je vais vous balayermoi-même ! »

Balayez.

Paris, novembre 1834.

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